Agnès Buyzin, ministre de la santé, a déclaré la guerre au vin sur France 2, le 7 février dernier, en le mettant sur le même plan que les autres alcools et donc un danger pour la santé publique. Bientôt verra-t-on sur les bouteilles de vin un bandeau noir :« Le vin est dangereux pour la santé »? Il faut réagir. Voici un magnifique plaidoyer en l’honneur du vin par le géographe Jean-Robert Pitte, membre de l’Académie des sciences morales et politique :
Au moment où progressent en France les tendances prohibitionnistes, en réponse aux dangers de l’alcoolisme qui touche en particulier les jeunes. (…) Le fait que les nouvelles générations boivent peu ou pas de vin et qu’elles recherchent plutôt les sensations fortes ou l’oubli dans les alcools forts et les stupéfiants est rarement évoqué; le vin subit donc un opprobre parfaitement immérité. C’est la raison pour laquelle il est (…) nécessaire de répondre à une question qui est au cœur de la culture de notre pays et, chaque jour un peu plus, de l’humanité entière: «Pourquoi aimer le vin?» (…)
Rien n’est plus sérieux que le vin puisqu’il est en correspondance profonde et intime avec notre excitante condition humaine. (…) Il est à notre économie ce que le pétrole est à d’autres, avec une qualité supplémentaire: celle de porter l’empreinte de notre culture, pour ne pas dire de notre génie, celle de nous ressembler. Depuis la haute Antiquité, le vin a tenu une place essentielle dans les civilisations du Croissant fertile dont nous sommes les héritiers et où il est apparu vers la fin du VIIe millénaire avant notre ère. De par ses effets euphorisants et doucement désinhibants qui permettent de prendre du recul face au pesant quotidien, il est devenu une boisson de culture qui a tout naturellement pris sa place au cœur des religions du Proche-Orient et de la Méditerranée. Dieu grec (Dionysos) et romain (Bacchus), signe de l’alliance avec Yahvé chez les Hébreux, le vin tient une place centrale dans le christianisme qui allie l’héritage biblique et celui de la Grèce au travers de l’Eucharistie. (…)
Plante à feuilles caduques dans une région du monde où les plantes à feuilles persistantes sont majoritaires, Vitis vinifera revêt un aspect extrêmement austère pendant l’hiver. Son débourrage et la pousse de son feuillage vert tendre au printemps sont spectaculaires. C’est pourquoi elle a très tôt été associée à la renaissance de la vie après la mort, thème majeur de la mythologie dionysiaque et de la théologie chrétienne.(…) Voir, sentir et goûter le moût qui commence sa fermentation en s’échauffant, puis en bouillonnant au plus fort du processus, comprendre les bons effets de la seconde fermentation dite malolactique, constater l’évolution différente de deux bouteilles du même vin à mesure qu’elles vieillissent: autant de motifs d’émerveillement(…). Le vin est bien l’une des expressions les plus vigoureuses et foisonnantes de la vie. Ce n’est pas par hasard qu’une feuille de vigne habille les parties vitales d’Adam dans de nombreuses représentations artistiques (…)
La grandeur d’un vin réside dans sa complexité et sa finesse, rarement dans l’exubérance. Compte tenu du nombre élevé de paramètres physiques et humains qui concourent à sa personnalité, c’est l’impression de rester au seuil d’un monde qui le dépasse qui émeut l’amateur (…). C’est cela qui rend le vin si nécessaire à l’humanité pour l’empêcher de sombrer dans le positivisme et l’orgueil. C’est pourquoi comprendre le vin exige de faire appel à toutes les sciences.(…)
Une autre de ses vertus touche à ses propriétés euphorisantes, anxiolytiques, désinhibantes, bien entendu lorsqu’il est consommé avec modération.(…) Il n’est pas besoin de s’étendre longuement sur les conséquences très positives de ces effets physiologiques. Des hommes et des femmes joyeux sont plus heureux de vivre, plus intuitifs, plus sociables, mieux à même d’éprouver de nobles sentiments et de les partager avec autrui. Le plaisir est indispensable à la vie. Le prédicateur oratorien Jean-François Senault l’écrivait en 1652 : «Ceux qui condamnent le plaisir sont obligez de condamner la nature et de l’accuser d’avoir commis des fautes en tous ses ouvrages. Comme le plaisir est utile au corps, il n’est pas moins utile à l’esprit.» En donnant confiance à celui qui le boit avec sagesse, en exhaussant son abnégation, sa sympathie, voire son empathie vis-à-vis d’autrui, le vin permet de mieux investir la totalité du potentiel de la condition humaine. La plupart des philosophies et morales du monde ont toujours enseigné qu’il fallait s’aimer soi-même pour pouvoir aimer l’autre et vice-versa : le vin y contribue clairement. (…)
Sa Sainteté le pape Benoît XVI ne se lasse pas de le répéter. Ses premières paroles après son élection au siège de saint Pierre le 19 avril 2005 avaient surpris: «Chers frères et chères sœurs, après le grand pape Jean Paul II, Messieurs les cardinaux m’ont élu moi, un simple et humble travailleur dans la vigne du Seigneur…». Il a récidivé le 29 juin 2011, lors de l’homélie prononcée au Vatican à l’occasion de (…) la 60e année de son sacerdoce. Il choisit de commenter la parole de Jésus: «Je ne vous appelle plus serviteurs mais amis! (Jn, 15, 15)» Et, à partir de celle-ci, il file une étonnante métaphore viti-vinicole: «La Parole de Jésus se place dans le contexte du discours sur la vigne. Le Seigneur associe l’image de la vigne avec la tâche confiée aux disciples: «Je vous ai institués pour que vous alliez et que vous portiez du fruit et un fruit qui demeure» (Jn 15, 16).(…) Quel est le fruit qui demeure? Eh bien, le fruit de la vigne est le raisin à partir duquel se prépare par la suite le vin.(…) Pour que parvienne à maturité un vin de qualité, il faut le foulage, le temps nécessaire à la fermentation, le soin attentif qui sert au processus de la maturation. Le vin fin est caractérisé non seulement par la douceur, mais aussi par la richesse de ses nuances, l’arôme qui s’est développé au cours du processus de maturation et de fermentation. N’est-ce pas déjà une image de la vie humaine et, selon un mode spécial, de notre vie de prêtre? Nous avons besoin du soleil, de la pluie, de la sérénité et de la difficulté, des phases de purification et d’épreuve, comme aussi des temps de cheminement joyeux avec l’Évangile. (…) Le vin est l’image de l’amour (…), le vin qu’on attend du raisin de qualité est avant tout une image de la justice.» (…)
Tous les textes anciens célèbrent les mérites du vin, mais aussi préviennent les hommes de ses dangers. Consommé sans retenue, il entraîne des effets dévastateurs sur les pensées et sur les actes des buveurs. L’islam, religion de précaution et de fort encadrement, a préféré éviter le risque et a choisi l’interdiction pure et simple… en ce bas monde, promettant aux justes des fleuves de vin au paradis d’Allah. C’est aussi le choix des gouvernements prohibitionnistes de certains pays protestants au XIXe et au XXe siècle. L’expérience démontre que la prohibition ne résout rien et qu’au contraire elle encourage la transgression, l’ivresse rapide et, finalement l’addiction alcoolique. (…) Il n’est pas admissible que le vin soit considéré par la loi comme une simple boisson alcoolisée et donc dangereuse. Il n’est pas raisonnable d’interdire de parler du vin à la radio et à la télévision. Les Français et l’humanité tout entière doivent être éduqués à la modération et à la responsabilité dans la consommation du bon vin, source d’optimisme et occasion de dialogue, merveilleuse introduction à la complexité et à la subtilité des réalités visibles et invisibles.(…) En 1957, Roland Barthes (écrira dans son livre Mythologies) : «Le vin est senti par la nation française comme un bien qui lui est propre, au même titre que ses trois cent soixante espèces de fromages et sa culture. C’est une boisson totem […]. Croire au vin est un acte collectif contraignant.» (…) La science du vin n’est donc pas seulement physique, chimique et biologique, mais aussi morale et politique et même davantage encore, puisque le vin est une véritable métaphore de la condition humaine.
(extraits de L’amour du vin, 2013, CNRS Éditions)
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