20180126JoelHautebert.jpgLa période de déclin civilisationnel que nous traversons suscite nombre de débats et d’ouvrages. L’Américain Rob Dreher préconise ce qu’il appelle le « pari bénédictin ». Mais oubliant le rôle médiateur du politique dans la diffusion des pratiques vertueuses, notamment par l’ancrage progressif des lois civiles dans le droit naturel, son radicalisme ne saurait assurer le « bien-vivre » auquel chacun aspire. Le modèle monastique est-il 100 % adaptable à l’homme de la Cité ?

"Est-ce la fin de notre civilisation ?" Voilà le thème sur lequel échangeront, le 25 janvier à Châlon-sur-Saône, Franz-Olivier Giesbert, Michel Onfray et Éric Zemmour, les deux derniers nommés étant de longue date qualifiés de déclinistes, ayant commis l’outrage d’alerter l’opinion sur la décadence de l’Occident. L’effondrement est tel, qu’il est dorénavant question de survie. À titre d’exemple, on peut citer Pierre de Lauzun, toujours intéressant, qui propose une analyse avant tout géopolitique des enjeux à venir dans un ouvrage intitulé Guide de survie dans un monde instable, hétérogène, non régulé (1). L’ouvrage de Rod Dreher, au titre aguichant pour les catholiques – Le pari bénédictin, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus (2) – aborde la question du déclin de l’Occident chrétien sous l’angle spirituel et donne des pistes pour y faire face. Nous constatons qu’à partir du moment où le bien-vivre, finalité de la cité, disparaît sous le rouleau compresseur de la modernité sécularisatrice qui déploie chaque jour plus loin ses tentacules destructrices, l’état de la dissociété incite à envisager la simple survie, seule voie apparemment accessible.

La difficulté réside toujours dans la juste appréciation d’une situation sans tomber dans l’optimisme béat ou dans la désespérance, deux travers produisant la même inhibition dans le domaine de l’action. La manière de concevoir le phénomène de déconstruction, de présenter l’étendue du mal à combattre et d’envisager les moyens pour y remédier ne sont jamais inopérants sur la vigueur et l’efficacité du combat. Ajoutons à cela que des moyens d’action similaires mais proposés dans des perspectives différentes n’auront pas les mêmes effets. Notre agir dépend en bonne partie de la manière dont nous pensons l’action, même intuitivement. À cet égard, l’ouvrage de Rod Dreher est exemplaire des dangers encourus si l’on ne prête pas attention aux tenants et aboutissants de l’analyse globale de l’auteur. Dans Le pari bénédictin, il propose de nombreux moyens d’action concrets auxquels nous ne pouvons qu’acquiescer : création d’écoles authentiquement chrétiennes et place centrale accordée à l’éducation, rejet du consumérisme et de la sécularisation, recours à la contemplation et l’absence de tiédeur dans la vie spirituelle, revitalisation des liens communautaires entre les chrétiens autour des églises, des monastères, etc. Bref, toutes choses excellentes et même de première importance aujourd’hui. Pourtant, les lecteurs de l’ouvrage l’ont sans doute remarqué, la pensée de l’auteur s’inscrit dans une perspective théologique qui risque de fausser le bien-fondé de certains des excellents moyens proposés.

En effet, au fil des pages, il apparaît clairement que l’enracinement du spirituel dans le temporel, c’est-à-dire la médiation du droit naturel (jamais évoqué) et par conséquent du politique, fait totalement défaut dans l’ouvrage. Ainsi, si la référence à la règle bénédictine adaptée au laïcat comme modèle de vie est fort louable, il convient tout de même de rappeler que celle-ci a été conçue pour des moines, se retirant du monde… Même s’il doit se protéger, lui-même et sa famille de l’esprit du monde, ce n’est pas le cas du laïc catholique.

Le champ politique semble par nature mauvais. Ainsi, conscient de la contradiction de plus en plus croissante entre les lois civiles et la loi divine, l’auteur explique que « dans les années qui viennent, il nous faudra probablement choisir entre être un bon Américain, un bon Français, etc. et être un bon chrétien » (3). Une telle affirmation laisse pantois. Difficile d’imaginer qu’il s’agisse d’une approximation terminologique. Or, celui qui se soumet aux lois iniques et collabore à leur application n’est ni un bon chrétien, puisqu’il met son salut en jeu, ni un bon citoyen puisqu’il n’agit pas en vue du bien commun. On cherchera en vain d’ailleurs une quelconque mention du bien commun temporel dans cet ouvrage. Cette absence de prise en considération de la médiation du politique dans la propagation des pratiques vertueuses, voire le rejet pur et simple du pouvoir politique comme instrument de combat contre la sécularisation, ressort également explicitement du passage suivant : «Aucune administration en place, si pro-chrétienne qu’elle affirme être, ne peut enrayer la tendance, prise depuis de nombreux siècles, à la désacralisation et à la fragmentation. L’espérer serait faire de la politique une fausse idole » (4). S’agit-il d’un simple constat de l’étendue de la subversion culturelle actuelle ou de l’affirmation du caractère profondément mineur du politique dans une perspective de charité chrétienne, contrairement à ce qu’a toujours affirmé l’Église catholique ? Nous penchons résolument pour la seconde solution. À dire vrai, tout cela n’a rien d’étonnant dans la mesure où l’on devine aisément à travers les propos de l’auteur l’affiliation, plus ou moins profonde, aux idées théologico-politiques du courant anglo-saxon radical orthodoxy, qui se caractérise par le rejet de l’ordre naturel et la négation subséquente du pouvoir politique.

Dans un contexte comme le nôtre, marqué par notre incapacité à peser sur le pouvoir, il est tentant d’abandonner l’action politique, au motif que ce n’est pas « opérant » aujourd’hui. C’est oublier que l’action est toujoursune tension vers quelque chose, et que ce qui est premier dans l’ordre des fins est souvent dernier dans celui de l’action. La juste connaissance de la fin ultime de l’action, en l’occurrence le rétablissement d’un ordre politique juste pour le bien spirituel du plus grand nombre de nos concitoyens, détermine l’opportunité de nos engagements présents. L’expansion du christianisme a été rendue possible grâce au monachisme certainement, mais également grâce à la conversion des chefs politiques et à l’assujettisse ment progressif des lois civiles au droit divin et naturel. En oblitérant délibérément notre nature politique, la « survie » communautaire, totalement faussée, tourne résolument le dos au « bien-vivre » de notre France à reconstituer, conformément à notre devoir de justice, animé par l’espérance, vertu théologale qui nourrit notre action.

JOËL HAUTEBERT

1. Pierre de Lauzun, Guide de survie dans un monde instable, hétérogène, non régulé, Terra Mare, 272 p., 18 €.
2. Rob Dreher, Le pari bénédictin, Artège, 376 p., 20,90 €.
3. Rod Dreher, p. 137.
4. Ibid., p. 127.