Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Recherche

7 avril 2018 6 07 /04 /avril /2018 11:15

 

La grève perlée à la SNCF perturbe la vie de milliers de français. Ce conflit est révélateur du mal qui écartèle notre pays : d’un côté, une volonté de le « moderniser » en l’intégrant dans un mondialisme indéfini et de l’autre une nostalgie d’un service publique qui irriguait tout le territoire. L’écrivain Marin de Viry décrit, avec un humour féroce, la SNCF telle qu’il la vit au quotidien :

 

Trois forces de sens différents écartèlent le brave garçon que je suis, qui croyait avoir acheté ce qu'il appelait naïvement un billet de train. Et qui est en réalité quelque chose de beaucoup plus grand que ça.

Premier percept étrange: la direction de la SNCF voudrait avoir l'air moderne, voire contemporaine. (…) Des vaches paissent, je les double à 350 kilomètres à l'heure. Le monde paysan est statique, je suis mobile. C'est moi qui gagne. J'élimine le vieux monde d'un trait de train à grande vitesse. Ensemble, la SNCF et moi, nous créons un métapaysage pour élites filantes. On est des winners. Son marketing adopte les codes couleurs, les codes design, les codes sonores d'une classe affaires de compagnie aérienne. La ligne éditoriale de ses magazines TGV: gastronomie, entre terroir et high-tech. Culture. Architecture. (…avec) l'inévitable interview de l'entrepreneuse qui a cassé les codes d'un marché en digitalisant le réel (…) et en reconfigurant les relations entre l'offre et la demande sur des bases numériques situées dans le cloud. Les racines de son business sont dans le ciel, c'est comme on vous dit dans le magazine. Elle ouvre, elle invente, elle tisse des relations créatives, elle danse sur les nouvelles technologies, elle sourit. Elle est jolie en plus, mais il ne faut pas le dire: ce serait de la discrimination. La réussite correcte ne connaît que le mérite, mais les magazines consommateurs qui en parlent ne photographient que les jolies filles: allez comprendre. (…). Je n'ai pas acheté un billet de train, j'ai participé à un rite de mobilité globale des élites mondialisées. C'est justice que j'aie casqué à mort. Le percept le valait bien. Je ne vois plus du tout la différence entre le marketing de Louis Vuitton et celui de la SNCF. L'idée, c'est d'acheter quelque chose dont on est le seul à penser qu'il vous situe pour tout le monde au sein d'une élite merveilleuse. À côté de cette satisfaction narcissique totale de se sentir inclus symboliquement au sommet de la société, mon bête désir d'arriver à temps, au bon endroit, à un prix raisonnable et dans de bonnes conditions de confort est un marqueur de stupidité rétrograde. Dont je m'accuse au tribunal du progrès.

Deuxième percept : l'État français, bavard, fauché et dépourvu de sens de l'observation, s'immisce dans mes impressions de voyage. Bavard et fauché: pris dans la contradiction entre le tout-TGV et l'irrigation de l'ensemble du territoire, il fait des phrases sur la compatibilité des deux objectifs. Il y a sûrement un moyen de concilier tout ça, dit-il. Par exemple, en faisant un peu plus payer tout le monde et beaucoup plus ceux qui, assez méprisables pour ne pas habiter une grande cité, ont besoin de se déplacer. À ceux-là, on garantit une expérience consommateur tout autre, qui tient dans un euphémisme technocratique bien de chez nous: la rupture de charge dans un trajet multimodal. Comprenez: il faut prendre sa voiture pour aller à une station de bus qui vous amène au train et il suffira d'en changer à Bellegarde-sur-Valserine pour avoir l'honneur de capter le flux à grande vitesse des vrais clients, ceux qui foncent vers la Ville lumière en envoyant des tweets. Presque tous les plaisirs des pauvres sont interdits, notait Louis-Ferdinand Céline. Celui du voyage leur a été ôté il v a vingt ans. Mais l'état est aussi dépourvu de sens de l'observation: comment se fait-il que les installations des gares soient complètement pourries, les façades craquelées, abandonnées aux incivilités, fermées, de moins en moins bien desservies et que toute tentative de traversée de la France en train soit un puissant facteur d'achat d'un turbodiesel allemand? Cet état de fait est corrélé avec l'insatisfaction désormais exaspérée des voyageurs et personne ne l'aurait vu venir... sauf tout le monde. Cela fait vingt ans que l'arbitrage rationnel d'une famille qui voyage sur un axe fréquenté est en faveur de la voiture. La politique du rail en France: comment laisser tomber en ayant l'air de chercher la solution.

Troisième percept: la nostalgie du rail français me tire des larmes. En gros, les Français étaient transportés en train par des quasi-fonctionnaires républicains très à gauche, imprégnés d'une sorte de mystique du statut, défendu comme un morceau de la Sainte Croix par des syndicats motivés et organisés. Certes, cette tendance trop humaine à faire passer la défense et la conquête d'avantages discutables — comme tous les avantages — avant le confort de l'usager avait quelque chose d'un peu pesant. Mais enfin, le surmoi du service public régnait et la magie du voyage opérait. Je ne veux pas prétendre que tout était parfait, mais la qualité du voyage y était. La qualité, c'est-à-dire la marque des hommes qui exécutaient le service. Comme tout ce qui est vraiment bon, l'Europe va l'interdire, au profit d'une rationalité implacable dans laquelle il n'y aura plus de plaisir, mais des fantasmes californiens de créatures de moquette. Il y a dans le camembert et dans le voyage en train un destin commun: la disparition de leur caractère, et l'avènement de leur insipidité ridicule.

 

extrait de Valeurs actuelles du 8 mars 2018

Merci à EVR

Partager cet article
Repost0

commentaires