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22 février 2020 6 22 /02 /février /2020 10:14

Les frasques de Benjamin Griveaux, ex-candidat à la mairie de Paris, ont suscité l’émoi de beaucoup d’« élites » bien plus choquées par l’atteinte à la vie privée causée par un activiste russe que par le manque de décence et de maturité de l’intéressé. Le respect de la vie privée est un fondement de nos libertés mais, comme l’écrit la philosophe, Chantal Delsol, membre de l’Institut, cela ne doit pas nous faire oublier le sens des responsabilités que l’on doit exiger de la part de nos dirigeants politiques.

Nous sommes bien contraints de nous interroger sur notre situation, qui permet ces perversités. Si nous ne parvenons pas à faire face et à trouver des réponses, nous n'aurons plus comme alternative que subir les avanies ou alors contrôler à la mode chinoise. Il est bien angoissant de rester suspendu entre la liberté dévergondée ou le despotisme.

Le lecteur qui n'a jamais vécu dans une toute petite ville doit tenter d'imaginer ce qu'est le Café du commerce dans des lieux isolés au milieu de nulle part. Le Café du commerce y est toujours plein. On y entend des paroles de bon sens, aussi des platitudes et aussi des insanités. Les acteurs y parlent peu du monde global, et s'intéressent davantage à leur monde particulier. Ils se penchent sur les histoires microscopiques de leur cité, analysent interminablement et répercutent des bruits qui vont enfler en se propageant. Ce n'est pas qu'il y ait là des gens particulièrement méchants, pas du tout. Mais quand on est éloigné des affaires générales, on s'occupe essentiellement des affaires particulières. On se passionne pour la vie privée des autres, on traque les petits spectacles de l'existence pour tâcher de savoir ce qui se trame derrière les volets clos, on interprète, et on répand les bruits. La vie intime des gens est ce qu'il y a de plus truculent, dans le lieu clos d'une toute petite ville qui ressemble à un paquebot. Et quand il s'agit de s'intéresser à l'existence privée des puissants, la curiosité est toujours là, mais l'envie plus encore. Les faits et gestes des puissants ne sont jamais plus décortiqués que dans le village.

Le monde des réseaux, c'est le Café du commerce étendu au pays tout entier. Le pays entier devient comme une toute petite ville, dans laquelle chacun se trouve à la merci d'ignorants qui se croient savants et de gens agressifs qui colportent des rumeurs assassines. L'affaire Griveaux est d'abord une simple affaire de Café du commerce. Désormais, même dans les grandes villes et grâce aux réseaux, nul ne peut plus échapper aux commérages qui font les délices et les poisons du village. On sait bien que depuis les origines, les villes ont toujours été le refuge de ceux qui désiraient enfin trouver un peu d'anonymat. Désormais, il est dérisoire de gagner la grande ville pour bénéficier de l'anonymat bienfaisant : il n'y a plus d'anonymat nulle part. On se demande comment nos intellectuels peuvent aspirer au «village global» : le Café du commerce au niveau mondial - quel cauchemar...

Cette affaire pose aussi la question de l'ordre moral que les sociétés occidentales postmodernes (…) sont en train d'instaurer. Car pour faire un buzz avec une vidéo, le coupable malfaisant a dû parier qu'elle était compromettante, et elle l'était en effet. Pourquoi s'offusque-t-on d'une vidéo à caractère sexuel adressée à une maîtresse, alors que nous ne vivons plus depuis longtemps sous le règne de la vertu, alors que nous sommes émancipés de toute contrainte ? (…) Il y a encore trente ans, en France, un élu pouvait tromper sa femme tranquillement devant ses électeurs, qui se félicitaient en riant sous cape d'avoir élu un coq de basse-cour. Aujourd'hui il ne s'agit pas, bien sûr, pour ceux qui s'indignent, de retourner aux fidélités chrétiennes, mais l'époque réclame l'adéquation rigoureuse du dire et du faire. Le mensonge ne passe plus. La transparence des réseaux s'engouffre dans cette brèche et l'amplifie. Faut-il qu'un personnage public soit vertueux ? Oui, en tout cas s'il fait de sa vertu un argument électoral. Il est devenu inacceptable de voir l'élu afficher sa famille pendant qu'il sort avec sa maîtresse. (…)

Tous les bas instincts se donnent rendez-vous dans les réseaux sociaux : ils sont anonymes et impunis. La rancœur s'y presse avec l’agressivité, et cette  façon de se rendre important quand on n’a pas d’autre motif de gloire. Ce n'est pas que les internautes, soient mauvais, encore une fois. Mais tout ce qu’ils ont de mauvais c'est là qu'ils peuvent l'exhaler. Même si l'on s'applique à tout faire pour protéger la vie privée et punir les coupables, on n'empêchera pas la facilité déconcertante, et multipliée, de ce genre de diffusion.

Dans les petites villes, chacun a pour souci principal de préserver sa vie privée, toujours menacée par mille regards qui s'ennuient. Le mieux est de fermer ses volets et de peu raconter à son voisin. Aujourd'hui, dans le malheureux Village global, il est très imprudent de diffuser des vidéos intimes sur les réseaux. Un élu, par définition objet de l'envie, risque mille fois plus que les autres. Pour lui, au temps des réseaux comme dans le village, l'indécence est meurtrière. C'est le prix à payer pour la liberté démocratique. Benjamin Griveaux aurait pu se douter qu'en cas de fuite, les électeurs ne seraient pas forcément séduits par ce type de mômeries, au moment où il se donne pour un père de  de famille respectable et responsable, donc capable de briguer le pouvoir. Personne n'a envie d'avoir un adolescent comme gouvernant. D'autant que les électeurs, on le sait, sont, plus que les élites, attachées à la décence.

Dans le village, le représentant du peuple a intérêt à demeurer vertueux, parce qu’il se sait observé de partout. Quant à l’œil panoptique du Village global, il suggère de lui-même la protection contre le cynisme : prudence et discrétion. Plus une société est libre, plus elle a besoin de décence et de responsabilité – le problème étant que la liberté sans frein incite à l’irresponsabilité, et c’est dans ce paradoxe cruel que nous nous trouvons présentement.

dans Le Figaro du 17 février 2020.

Merci à EVR.

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