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9 mai 2020 6 09 /05 /mai /2020 08:04

 « Un principe nous guide pour définir nos actions, il nous guide depuis le début pour anticiper cette crise puis pour la gérer depuis plusieurs semaines et il doit continuer de le faire : c'est la confiance dans la science » a déclaré Emmanuel Macron dans son allocution télévisée du 12 mars. Nos dirigeants actuels, en s'abritant derrière des autorités scientifiques, avec leurs décisions confuses et leur manque d’anticipation, répondent mal à leurs obligations d’hommes politiques. Pour l’écrivain et philosophe Régis Debray, la crise du coronavirus est une occasion de préciser le rôle du politique.

Le politique, le scientifique et le philosophe n'ont pas les mêmes obligations. Le savant dit le fait, le politique ce qu'il faut faire, et l'un ne se déduit pas de l'autre. Quant au philosophe, il cherche à savoir la raison de ce qui est, laquelle n'est jamais celle qu'on croit. Donc il choque, il dérange, c'est un mauvais bougre, et Socrate finit par être condamné à mort. La ciguë n'est plus obligatoire, mais un philosophe se doit d'être impopulaire pour être un bon philosophe, alors qu'un politique impopulaire est un mauvais politique. Ce n'est clairement pas le même métier. (…)

Un prince philosophe, c'est toujours inquiétant. Staline en était un, on l'oublie un peu trop, et Mao encore plus – c'est pourquoi tant de philosophes de chez nous ont eu pour le Grand Timonier les yeux de Chimène. Comme pour un confrère qui avait réussi. Non. Restons laïques, pour la séparation des pouvoirs et des rôles. Fichons la paix au savant, c'est lui qui fait avancer les choses ; laissons au philosophe la tâche d'emmerder le monde, c'est parfois stimulant ; et demandons aux politiques de faire le moins mal possible. Cela n'empêche pas qu'on puisse faire circuler l'information, dialoguer, s'écouter, mais en respectant les distances de sécurité. (…)

Le savoir (du scientifique) est pertinent, indispensable même. Mais ce n'est pas à l'expert d'avoir le dernier mot. L'aide à la décision n'est pas la décision. C'était étrange de voir sur les plateaux l'exécutif s'abriter derrière des autorités scientifiques comme sous un parapluie. Il est vrai qu'il faut toujours une majuscule au-dessus de sa tête pour bien se faire écouter. " Omnis potestas a Deo ", disait saint Paul. Tout pouvoir procède de Dieu. Ou de la république, du prolétariat ou de l'Histoire. (…) Une fois ces transcendances envolées ne reste plus que la science comme alibi et justificatif. Le problème, c'est qu'une science expérimentale est par définition empiriste, pleine de controverses et de tâtonnements. Sans quoi elle ne serait pas une science. Alors, à l'arrivée, ça branle dans le manche.(…)

Privés de valeur suprême, (les communicants, je veux dire les officiels…) doivent compenser leur solitude par un surcroît de parlote. Moins ça peut, plus ça cause. Le problème, c'est qu'en croyant se rattraper avec la com et leurs massages psychologiques ils s'enfoncent et on ne les croit plus. Ils devraient se méfier. " Quand les peuples cessent d'estimer, disait Rivarol, ils cessent d'obéir. "(…)

Vous connaissez la formule : puisque ces mystères nous échappent, feignons d'en être les organisateurs. C'est la feuille de route du nouveau politique : faire comme si, ou " faire en sorte que ", on ne sait quoi ni qui ni quand. Les malheureux doivent jouer la comédie, y compris quand cela devient tragique. (…)

C'est très impudique, une épidémie, ça déshabille, on ne peut plus tricher, les rois sont nus. Le manque de produits aussi rustiques que les masques dans la start-up nation, par exemple… On croit rêver, mais c'est nous qui avions rêvé en croyant qu'il existait un Etat stratège et protecteur. Toute grande crise, une guerre, une endémie, une famine, enlève une croûte de mensonges bienséants. On oublie le double sens du mot arkhê, en grec : " commencement " et " commandement ". Une crise, ce sont les origines aux commandes, le fond qui remonte, paléolithique sur les bords. Chacun pour soi. (…)

Ça ne bouge pas beaucoup, voyez-vous, la nature humaine. Il faut toujours que le fléau soit une lettre mise à la poste. Dans Œdipe roi, c'est Apollon qui envoie la peste à Thèbes ; au Moyen Âge, c'est le bon Dieu pour châtier les pécheurs. Aujourd'hui, nous dit-on, c'est un message de Dame Nature pour nous rappeler à nos devoirs écologiques. Un imam, par ailleurs, évoque un clair signal d'Allah. En somme, avec une calamité, on n'a jamais que ce qu'on mérite, d'un millénaire à l'autre. L'erreur moderniste est de croire que les archaïsmes sont derrière nous. Non. L'archaïque, ce n'est pas le périmé, c'est le refoulé. Ce n'est pas le désuet, c'est le profond. (…). La postmodernité, c'est clair, sera archaïque, furieusement. Je ne sais pas si c'est une bonne nouvelle.

(Nous ne sommes absolument pas en guerre comme l'a affirmé Emmanuel Macron dans ses premières allocutions) Outre que n'est pas Clemenceau qui veut, les Allemands ont raison, c'est une mauvaise métaphore, mais commode pour les présidents qui se rêvent en Henri IV sur son cheval blanc, surtout ceux qui n'ont pas connu la guerre. C'est l'épopée bon marché. Drôle de guerre en tout cas où le mot d'ordre c'est : planquez-vous. En fait, une catastrophe, c'est pire. Dans une guerre, on meurt pour quelque chose, et il y a deux camps. Mais un virus est neutre et tout le monde est contre. Le Covid-19 n'a ni drapeau, ni haine, ni but de guerre. Le tragique, le douloureux, c'est l'absence de sens, et donc l'absurde. Voyez Camus. (…)

La numérisation des choses risque en effet de s'accélérer. Désincarnation générale, la vie à travers un écran. Pour le reste, mieux vaudrait, me semble-t-il, penser d'une nouvelle manière à des choses anciennes auxquelles on a bien eu tort de ne plus penser : la république, l'Etat, l'intérêt général, la nation. Autre chose que la concurrence libre et non faussée, le new public management et la privatisation des services publics. Le problème est de savoir si les managers qui ont méticuleusement décomposé le programme du Conseil national de la Résistance sur le modèle anglo-saxon peuvent le reconstruire. Après tout, Saul persécutait les chrétiens et il s'est réinventé en tombant de son cheval, sur le chemin de Damas. Il est devenu saint Paul. Cela fait partie des miracles de la foi. Un manager libéral tombant de son haut et se réinventant en national-républicain en serait un autre. Il y a celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas.

Le Journal du Dimanche  du 2 mai 2020

Merci à EVR

Le philosophe Régis Debray chez lui à Paris, en 2017.

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