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9 février 2022 3 09 /02 /février /2022 10:26

« Les enfants sont les premières victimes de la surexposition aux écrans »
Auteurs de La guerre de l’attention (L’Échappée) et cofondateurs de l’association Lève les yeux !, Florent Souillot et Yves Marry alertent contre la surexposition aux écrans et expliquent les ressorts de la guerre que mènent les grandes entreprises du numérique pour capter l’or du XXIe siècle : notre attention. Yves Marry est cofondateur de l’association Lève les yeux !, collectif pour la reconquête de l’attention, avec Florent Souillot, responsable du numérique aux Éditions Gallimard-Flammarion.

LE FIGARO. — La « guerre de l’attention », c’est celle que mènent les grandes entreprises du numérique pour capter le temps de cerveau disponible des usagers, expliquez-vous. Où en est-on aujourd’hui ?

Florent SOUILLOT et Yves MARRY. — La situation est très inquiétante, mais pas désespérée. Nous considérons que l’attention humaine est la nouvelle ressource rare, au cœur de la croissance économique. Et comme avec le charbon, le pétrole ou l’eau, l’extraction ne va pas sans quelques effets indésirables pour l’humanité. Comme tout le monde peut le constater autour de soi, nous passons désormais l’essentiel de notre temps éveillé devant un écran, soit dix heures par jour en moyenne pour les adultes en 2019, et entre trois et quatre heures par jour pour les enfants de moins de 12 ans. Ces chiffres datent d’avant la crise du Covid qui a encore aggravé cette tendance. Toute la société subit des impacts cognitifs et psychologiques, et constate une dégradation du débat public. Oui, la guerre de l’attention nous coûte cher !

— Vous décrivez « la mutation sociale la plus déterminante de ces dix dernières années ». En quoi le smartphone change-t-il radicalement la donne par rapport à la télévision ?

— En dix ans, le téléphone intelligent a fait doubler le temps passé devant un écran, qui était déjà massif auparavant ! Il s’est glissé dans nos poches, s’est invité dans tous les instants de notre vie, constamment connecté, vibrant, omniprésent du réveil au coucher. Nous sommes désormais collés à son écran bleu et à ses applications, véritables armes de captation massive de notre attention et portes ouvertes sur des contenus de plus en plus violents et addictifs. Il s’agit bien là d’une rupture anthropologique et nous parlons de la naissance d’un nouvel homo numericus. Ce n’est pas qu’une image : le cortex préfrontal de nos enfants, assailli à coups de shoots de dopamines, s’atrophie au contact des écrans.

Plus largement, nos capacités attentionnelles, constamment manipulées, se déséquilibrent vers toujours plus de saillance, d’émotion, de vitesse, de récompenses à court terme et d’oppositions stériles. Grâce à ces « outils » surpuissants, nous sommes pris dans une illusion de puissance et de confort de plus en plus difficile à assumer : nous avons beau avoir le monde à portée de clics ou de commentaires, croire que nous pouvons tout maîtriser, nous avons de plus en plus de mal à agir, débattre, nous situer, « entrer en résonance » comme dirait Hartmut Rosa. Du malaise au mal-être, de l’isolement à l’aliénation, jamais un objet technique ne nous avait donné cette impression funeste.

— Vous analysez la manière dont la « captologie » s’y prend pour attirer et capturer l’attention des usagers. Pouvez-vous donner des exemples de cette stratégie ?

— La captologie (pour « Computers as Persuasive Technology ») désigne les méthodes de manipulation qu’offre la technologie. L’utopie d’internet à ses débuts a vécu : le commerce et le contrôle l’ont emporté. Nos applications regorgent de designs destinés à capter notre attention. Cela va des plus perceptibles (White Patterns) aux plus dissimulés (Dark Patterns). Ici, on m’enjoint à adhérer à tel service, là on me complique la tâche pour m’en désinscrire. Prenez le « défilement » infini composé de récompenses aléatoires de Facebook et d’Instagram, l’autoplay dans la lecture des vidéos sur Netflix, la gratification sociale constante sur tous les réseaux sociaux, les boucles de rétroaction de plus en plus rapides : tous ces exemples participent du même effort pour hameçonner l’utilisateur et l’arrimer dans la durée, garantissant des rentes technologiques faramineuses.

Ces procédés sont créés par des équipes regroupant des développeurs, cogniciens, designers, dont l’objectif est de cibler nos biais cognitifs, nos faiblesses, pour stimuler ou inhiber nos différents régimes attentionnels. La grande différence avec la publicité classique, la rhétorique ou d’autres formes de manipulation attentionnelle, est que l’algorithme est constamment en évolution, capable de mesurer immédiatement son effet et de s’ajuster. Quelques personnes parmi les mieux payées dans les entreprises les plus riches de la planète peuvent désormais, grâce à la captologie, influencer en temps réel les actes de milliards d’autres.

— Vous dites que les premières victimes de cette guerre de l’attention sont les enfants et parlez même d’« enfance diminuée ». Quelle est l’ampleur des dégâts ?

— Loin d’être « augmentés » par les prothèses numériques, nous sommes en réalité « diminués », et cela se ressent fortement chez les enfants : retards de langage, baisse de la concentration, de la mémoire, de l’intelligence, du sommeil, hausse de l’obésité, de l’agressivité, du mal-être. Les études, lorsqu’elles sont indépendantes, sont toujours plus inquiétantes. Comme pour tous les maux sanitaires et environnementaux, la surexposition aux écrans touche davantage les milieux défavorisés. Le temps d’écran varie ainsi du simple au double chez les enfants, ce qui se comprend aisément. Dans les quartiers nord de Marseille, où nous intervenons, les possibilités de jeux extérieurs sont limitées, de même que les moyens des familles pour financer des activités extrascolaires. La prévention est donc fondamentale.

— Vous êtes très sévères envers les projets d’école numérique. Pourquoi ?

— On est en train de se jeter corps et âme dans un projet de numérisation de l’éducation, sans qu’aucune étude n’y voit un avantage pédagogique. Bien au contraire, toutes les études démontrent que cela ne fonctionne pas. Et chaque fois la conclusion est : « Alors dans ce cas…, il faut plus de numérique, il faut davantage former les enseignants ! »Jamais on envisage l’hypothèse : Et si, pour apprendre, il valait mieux des humains, des livres et des cahiers ? La numérisation de l’école grève les finances publiques, a un coût écologique massif, et aggrave la surexposition aux écrans des jeunes.

On nous rétorque que tout dépend de l’usage, qu’on peut limiter le divertissement et encourager le « bon usage », autrement dit celui de Wikipédia et des tutoriels… Mais qui y croit vraiment ? Quel adolescent de 13 ans ira lire un cours en ligne quand, en deux clics, il peut regarder ses youtubeurs favoris s’envoyer des vannes ou le top 10 des plus beaux buts ? Les collégiens que nous rencontrons utilisent toutes les tablettes fournies en classe pour des usages récréatifs. L’idée d’un numérique moteur d’une nouvelle pédagogie, personnalisée et adaptée à notre temps, est un mythe promu par des entreprises qui voient dans l’école une opportunité commerciale, et se soucient peu de sa mission éducative.

Nous interpellons les politiques qui peu à peu se montrent sensibles à nos arguments car partout, l’ampleur des dégâts causés par l’économie de l’attention se fait jour.

Source : Le Figaro via ce site québécois 

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