En ces temps inquiétants où l’on sort du COVID pour entrer dans la guerre en Ukraine, les médias n’ont jamais créé un climat aussi anxiogène. On étouffe et on a envie de s’aérer et –peut-être-de s’évader ... Voici deux textes, complétement farfelus et détachés de l’actualité, sur le mois de mars qui a débuté cette semaine, écrits par l’écrivain, romancier et chroniqueur Alexandre Vialatte (1901-1971). Pour Alexandre Vialatte « la poésie filtre à travers les fentes de l’insolite ». Par son humour particulier et anti-conventionnel, toujours à la recherche du mot précis et de la pointe, il a créé un style qui fait de lui un grand écrivain du 20e siècle.
Mars, qui fut le premier mois de l'année, n'est plus que le troisième, et compte trente et un jours, à chacun desquels suffit sa peine. Il a reçu son nom du dieu Mars, patron de la guerre et des giboulées, qui protégeait les céréales alimentaires et figure parmi les planètes sous forme d'une étoile rougeâtre et d'un éclat ferrugineux qui a deux Lunes, Deimos et Phobos, et qui brille sans scintiller. L'année y dure deux fois plus longtemps que sur la Terre. Mars est couverte de mers vertes, de brouillards, de nuages mouvants, de terres rouges, de végétaux jaunes, de hautes montagnes et de neiges éternelles. Deux inexplicables canaux, de cent vingt kilomètres de large et plus longs que la Loire, y sont doublés parfois d'une ligne parallèle qui disparaît au bout d'un certain temps et pose une énigme aux astronomes. Seize fleuves l'arrosent, dont l'Orcus, l'Hydrastos et le Pyriphtegethon. Sa population, hypothétique, est supposée intelligente et agressive par le roman d'anticipation, et touristique par le maire de Stafford, qui publia prématurément dans The People, en mars 1956, la liste des familles locales disposées à lui offrir des chambres. Tel est Mars qui gouverne le mois.
Le mois de mars est le troisième de l'année dans le calendrier grégorien, qui est encore le plus sûr de tous à notre époque, car il ne se trompe que de vingt-quatre heures en quatre mille ans. Le mois de mars compte trente et un jours, dont le treizième rappelle à l'homme le départ de Dornon qui devait gagner en quarante jours le raid Paris-Moscou sur échasses. C'est en mars que commence la guerre de Cent Ans et que le printemps fait ses débuts. On observe les premiers moustiques et les premiers couples d'oiseaux (qui jusque-là volaient par bandes). Les poètes lyriques en profitent, et même quelquefois en abusent pour chanter la verdure, les laitages, les moutons, et la nature d'une façon générale, plus spécialement les végétaux et plusieurs sortes de papillons. En style contenu. Le soleil brille parfois ; l'homme éprouve le besoin de manger du veau froid dans un endroit inconfortable, imparfaitement abrité des ondées : c'est la tradition du pique-nique. Mars lui oppose un temps capricieux. Le laboureur craint tout particulièrement ce mois. Musset le réhabilite, Hermogène le Difficile ne lui oppose que peu d'objections. Il est livré à tous les vents la cantelaise, la tramontane et le brughiérous, comme le gargal ou le dahu ou la traverse, l'écir, la bise, le vent de France, le vent d'Espagne, le vent de Galonne, le vent blanc et le vent du Bas ; car mars est le mois de l'inquiétude. L'âme de l'homme se trouve partagée entre la douceur du printemps et l'austérité du carême. Les enfants, qui naissent en Bélier, tomberont dans les précipices, ils se feront tuer dans les tournois. Les uns perdront l’œil droit, imitant Tamerlan, d'autres l'œil gauche, comme Henri II, et certains la tête, comme Landru. Ils mettront le feu à leur jambe de bois et mèneront une vie ardente et contrariée dans les prétoires, les fonderies, les étables, les abattoirs, les salles de dissection et les jardins zoologiques. Les gens se battront autour de leurs cendres comme à l'enterrement de Zola. L'arum gobe-mouches, la sida agréable et l'andromède caliculée viennent de fleurir dans la serre. Plantez la gotte, semez la pimprenelle, la crépide rose, la belle-de-jour ; œilletonnez l'oreille d'ours, l'hépatique, la renoncule ; cueillez la duchesse de Liverpool. C'est le moment de nourrir les petits hornbostels de tourteaux et de pâtés sans levure. Mettez à part ceux qui vont l'amble et prenez leur empreinte nasale. La peau des mâles n'est belle que frottée au gros sel. À l'écurie, les bêtes sont encore maigres ; le coucou se cache dans les épinards ; l'abricotier va prendre fleurs, le corbeau dissimule son nid, la gelée a rosi l'amandier, la pie se tait, l'homme s'interroge, le Tibétain chasse en chœur le démon de la Mauvaise Fortune, l'ouragan a noyé les oiseaux voyageurs.
Alexandre Vialatte, Chroniques écrites dans les années 60 et publiées dans l’Almanach des quatre saisons.
Alexandre Vialatte, Almanach des Quatre Saisons, Textes rassemblés par Ferny Besson, Préface de Jean Dutourd, Julliard, 1981
Merci à Éric VR pour cette trouvaille. Qui nécessite de sortir son dictionnaire...
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