Entretien
Sylvain Tesson : « L’Arménie est un éclat de nous-mêmes fiché dans l’Orient »
Sylvain Tesson s’est rendu en Arménie en octobre 2022, quelques semaines après l’agression azerbaïdjanaise sur le territoire arménien. Il faisait partie de la délégation culturelle du festival Paris-Stepanakert-Erevan, dont l’objectif était d’organiser des rencontres littéraires, des projections de films et des master class à Erevan et dans le Haut-Karabakh. Une façon d’exprimer sa solidarité avec le peuple arménien, de nouveau menacé, cent ans après le génocide de 1915 par l’Empire ottoman. L’auteur de La Panthère des neiges (prix Renaudot 2019) et de Blanc s’était déjà rendu en Arménie en 2020, au moment de la guerre de quarante-quatre jours, à l’issue de laquelle le dictateur azéri Ilham Aliev avait occupé la majeure partie du Haut-Karabakh, cette région arménienne enclavée à l’intérieur de l’Azerbaïdjan. Alors que l’Europe et l’Occident condamnent et sanctionnent la guerre menée par la Russie en Ukraine, l’Arménie est abandonnée à son sort. Dans cet entretien réalisé à Erevan le 7 octobre, Sylvain Tesson dénonce le silence de la communauté internationale et nous met en garde contre les conséquences de cette épuration ethnique.
Qu’est-ce qui vous lie à l’Arménie ?
Sylvain Tesson Ce qui me lie à l’Arménie, ce sont les liens intangibles de la mémoire, de l’esprit, du cœur et de l’âme. Ce qui me lie à l’Azerbaïdjan, c’est un gazoduc. Pour un Français, voyager en Arménie est un peu une négation du voyage : il y a une telle proximité, une telle familiarité, un tel cousinage qu’on se trouve privé de dépaysement ! En 1994, je faisais le tour du monde à bicyclette avec mon camarade Alexandre Poussin. Nous avions 20 ans. Nous revenions de Singapour et nous dirigions vers l’Europe. Après les déserts du Pakistan et de l’Iran, nous avons passé le fleuve Araxe et sommes arrivés en Arménie. Nous ne connaissions pas le pays mais nous avions l’impression d’être rentrés à la maison ! C’étaient des « retrouvailles » avec une terre inconnue mais reconnaissable : une expérience spirituelle en même temps que sensorielle. Les paysages sont orientaux, presque bibliques. Quand le soleil se couche sur les flancs du mont Ararat, on se croirait en Galilée. Pourtant, on a l’impression d’arriver sur le parvis de l’Europe. L’Arménie est un verrou chrétien au milieu de l’ancien Empire ottoman. Aujourd’hui, réduite à peau de chagrin, verrouillée dans l’étau turco-azéri, elle est une anomalie démocratique étranglée par les satrapies. Le destin de l’Arménie ne concerne pas l’Arménie seule. Si on la considère comme une extension, une ombre projetée de l’Europe au seuil de la steppe, un éclat de nous-mêmes fiché dans l’Orient, alors c’est nous-mêmes qui sommes frappés par ses tourments. Si on use d’une image d’architecture militaire, l’Arménie est une échauguette, un avant-poste de l’Europe… Lisons Ivanhoé de Walter Scott : la chute du poste avancé préfigure toujours celle du donjon central.