" Le téléphone portable est très utile. Il n'empêche que cet engin rend sot. C'est ce que prouve Pierre-Marc de Biasi, chercheur émérite au CNRS, dans son dernier livre: Le Troisième Cerveau. Petite phénoménologie du smartphone (CNRS Éditions).
Il y a le premier cerveau, dans la tête. Ce qu'il est convenu d'appeler le deuxième cerveau, c'est le système digestif, lui aussi doté de neurones. Le smartphone serait donc le troisième, en raison des tâches qu'il permet de réaliser. L'ennui, c'est que ce troisième cerveau nuit aux deux autres - surtout au premier.
C'est la thèse développée par Pierre-Marc de Biasi, et qu'il argumente de chiffres très éloquents. Il y a d'abord la dépendance: 91% des utilisateurs déclarent ne jamais sortir sans cette prothèse. Une dépendance chronophage, puisqu'en moyenne on consulte son smartphone 85 fois par jour. Les 16-24 ans sont évidemment les plus atteints, avec plus de deux heures et demie d'addiction quotidienne. Pour Pierre-Marc de Biasi, le smartphone "à quelque chose du copain à qui vous demandez un coup de main pour régler un problème et qui vient s'installer chez vous, avec sa brosse à dents, pour s'occuper de tout".
Certes, le smartphone permet de trouver en deux clics les noms de tous les rois de France, ou n'importe quelle autre info tout aussi indispensable. Mais du coup, on n'a plus besoin d'utiliser sa propre mémoire: C'est le processus d'amnésie numérique.
Selon une étude menée auprès de 6000 personnes, la moitié des gens ne connaissent plus les numéros de téléphone de leur lieu de travail, et un tiers ne connaissent même plus celui de leur conjoint. Or la mémoire, c'est bien connu, moins on s'en sert, plus on la perd.
Le smartphone affecte aussi la capacité de concentration. Quand il est à portée de main ou de vue, on attend plus ou moins consciemment un message de sa part, et on est moins à ce que l'on fait. Pierre-Marc de Biasi cite une enquête montrant que "les performances du travailleur sont meilleures de 26% lorsque les mobiles sont carrément mis a l'écart et rendus inaccessibles en étant placés dans une autre pièce". D'autres travaux ont également conclu que, dans les collèges où le smartphone est complètement interdit, le bénéfice pédagogique équivaut en moyenne à une semaine de cours supplémentaire par année.
Aux dégâts sur le cerveau, il faut ajouter le bilan écologique du portable. Contrairement aux technologies dont il est le produit, ce bilan n'a rien de "nano" quand ont sait que plus de 1,5 milliard de portables sont vendus chaque année dans le monde, qu'on en change en moyenne tous les deux ans, et qu'il faut 70kg de matières premières primaires (venues des quatre coins de la planète) pour fabriquer un smartphone de 160 grammes. À ce rythme là, il y aurait de quoi assigner les fabricants de portables pour atteinte irrémédiable au cerveau humain autant qu'à la planète. "
Antonio Fischetti (Charlie Hebdo n°1380, 02 janvier 2019)
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