Le jeu de théâtre que l'on va voir n'apporte rien à l'explication du mystère de Jeanne. L'acharnement des esprits dits modernes à l'explication des mystères est d'ailleurs une des plus naïves, des plus sottes activités de la maigre cervelle humaine, depuis qu'elle s'est superficiellement encombrée de notions politiques et scientifiques. Elle ne donne, pour finir, que la nostalgique satisfaction du petit garçon qui sait enfin que son canard mécanique était fait de deux roues, de trois ressorts et d'une vis. Le petit garçon a en main trois ressorts, deux roues et une vis, objets certes rassurants, mais il n'a plus de canard mécanique - et généralement pas d'explication. Je refuse, pour ma part, de dire jamais aux enfants comment ça marche, même si je le sais; et, dans le cas de Jeanne, j'avoue que je ne le savais pas. Les soirs de découragement où j'ai envie d'être raisonnable, je dis: le phénomène de Jeanne était prêt socialement, politiquement, militairement, une petite bergère, une des innombrables petites bergères qui ont vu la Vierge ou entendu des voix - et qui, comme par hasard, s'appelait Jeanne -, est venue remplir la place vide dans l'engrenage et tout s'est mis à tourner. Si ça n'avait pas été celle-là, on en aurait trouvé une autre - il y a eu des candidates avant et après. Brûlée, on l'a remplacée par un petit berger des Landes qui a conduit à quelques victoires partielles lui aussi, qui a été pris à son tour et brûlé, sans qu'on songe jamais à en faire un héros ni un saint. (Pour l'hypothèse familière aux esprits catholiques - du moins chez nous - de Dieu s'étant mis à s'occuper de la France et lui envoyant Jeanne pour la sauver, je signale, à toutes fins utiles et sans en tirer aucune conclusion, que Jeanne a été reconnue officiellement sainte et non martyre. Elle a été canonisée pour « l'excellence de ses vertus théologales» et non parce qu'elle est morte pour sa foi - sa foi se confondant avec la cause française, ce qui, même en 1920, n'a pas paru admissible, vu du Vatican. Jeanne est donc une sainte qui est morte dans une histoire politique et Dieu n'avait pas forcément pris parti contre Henri VI de Lancastre. C'est triste, mais c'est comme ça.) Quoi qu'il en soit, tout cela reste le type de l'explication rassurante, qui n'explique rien, comme toutes les explications rassurantes, mais qui permet à M. Homais de s'endormir tranquille après sa tasse de camomille. Étayée de textes exacts et de témoignages irréfutables, dans un fort volume ennuyeux, elle permet à M. le professeur Homais, sommité sorbonnarde, de s'endormir dans la même paix. Une ou deux générations positives dorment ainsi, rassurées, et puis, un jour, par hasard, dans Michelet ou dans un journal illustré, quelqu'un lit une réponse de Jeanne au procès, une vraie réponse, une seule petite réponse, bien simple, et tout le travail du professeur Homais s'écroule, comme s'est écroulée la dialectique des soixante-dix juges aux robes empesées qui se sont acharnés pendant des mois sur cette petite fille fatiguée, mal nourrie, hâve, maigre (je sais, c'était une forte fille, mais je m'en fiche) et étrangement butée.
Il n'y a pas d'explication à Jeanne. Pas plus qu'il n'y a d'explication à la plus petite fleur qui pousse au bord du fossé. Il y a une petite fleur vivante qui savait de tout temps, imperceptible graine, combien elle aurait de pétales et jusqu'où ils pousseraient, jusqu'à quel ton de bleu irait son bleu, de quel mélange exact serait son fin parfum. Il y a le phénomène Jeanne, comme il y a le phénomène pâquerette, le phénomène ciel, le phénomène oiseau. Faut-il que les hommes soient prétentieux pour que cela ne leur suffise pas ?
On reconnaît aux enfants - fussent-ils vieillissants - le droit de faire un bouquet de pâquerettes, de jouer à faire semblant d'imiter le chant des oiseaux, même s'ils n'ont aucune sorte de connaissance en botanique ou en ornithologie.
C'est à peu près tout ce que j'ai fait.
Jean Anouilh, présentant sa pièce "l'alouette"
En marge du théâtre, Articles, préfaces, etc. de Jean Anouilh,
La Table Ronde , 2000
On trouvera le même texte dans L'Avant-Scène Théâtre du 15 octobre 1964, sous le titre «Mystère de Jeanne.. Ce texte fut publié à l'origine dans le programme du Théâtre Montparnasse Gaston-Baty, saison 1953-1954.