CHARLES
Alors, il ne m'aime pas. Et s'il ne m'aime pas, pourquoi veux-tu que je l'aime ? Il n'avait qu'à m'en donner du courage. Je ne demandais pas mieux, moi !
JEANNE, sévère.
Tu crois donc que c'est ta nourrice et qu'Il n'a que toi à s'occuper ? Tu ne pourrais pas essayer de te débrouiller un peu toi-même avec ce que tu as ? Il ne t'a pas donné de très gros bras, c'est vrai, comme à Monsieur de La Trémouille, et Il t'a fait de trop longues jambes, toutes maigres...
CHARLES
Tu as remarqué ? Pour ça, il aurait pu faire mieux. Surtout avec la mode actuelle. Tu sais que c'est à cause de mes jambes qu'Agnès ne m'aimera jamais ? Si, au moins, il avait eu le compas dans l'œil, s'il ne m'avait pas donné de gros genoux en même temps...
JEANNE
Je te l'accorde. Il n'a pas fait grands frais pour tes genoux. Seulement, Il t'a donné autre chose, dans ta vilaine caboche de vilain garçon. La petite étincelle, qui est ce qui Lui ressemble le plus. Tu peux en faire un bon ou un mauvais usage, Charles, pour cela, Il te laisse libre, Dieu. Tu peux t'en servir pour jouer aux cartes et pour continuer à rouler l'Archevêque à la petite semaine... ou bien pour bâtir ta maison et refaire ton royaume que tout le monde t'a pris. Tu as un fils, Charles, avec ta petite reine. Qu'est-ce que tu vas lui laisser à ce garçon lorsque tu mourras ? Ce tout petit morceau de France grignoté par les Anglais? Tu n'as pas honte ? Lui aussi, il pourra dire quand il sera grand: Dieu ne s'est pas occupé de moi ! Mais ce sera toi, Charles, qui ne te seras pas occupé de lui. C'est toi, Dieu, pour ton fils. C'est toi qui l'as en charge. Dieu t'a fait roi, Il t'a donné quelque chose de très lourd à porter. Ne te plains pas, c'est Sa meilleure façon de s'occuper d'un homme.
CHARLES, gémit.
Mais je vous dis que j'ai peur de tout ! ...
JEANNE, se rapproche.
Je vais t'apprendre, Charles. Je vais te le donner, mon truc. D'abord - ne le répète à personne surtout - moi aussi, j'ai peur de tout. Tu sais pourquoi il n'a peur de rien, Monsieur de La Trémouille ?
CHARLES
Parce qu'il est fort.
JEANNE
Non. Parce qu'il est bête. Parce qu'il n'imagine jamais rien. Les sangliers non plus n'ont jamais peur, ni les taureaux. Pour moi, cela a été encore plus compliqué que pour toi de refaire ton royaume, de venir ici. Il a fallu que j'explique à mon père qui m'a battue, et qui a cru que je voulais devenir une ribaude à la traîne des soldats, et, toute proportion gardée, il cogne encore plus dur que les Anglais, tu sais, mon père ! Il a fallu que je fasse pleurer ma mère, et cela aussi paraissait insurmontable, que je convainque le gros Beaudricourt qui criait tant qu'il pouvait et qui était plein de mauvaises pensées... Tu crois que je n'ai pas eu peur ? J'ai eu peur tout le temps.
CHARLES
Et comment as-tu fait?
JEANNE
Comme si je n'avais pas peur. Ce n'est pas plus difficile que cela, Charles. Tu n'as qu'à essayer une fois. Tu dis: « Bon, j'ai peur. Mais c'est mon affaire, ça ne regarde personne. Continuons. » Et tu continues. Et si tu vois quelque chose qui te paraît insurmontable, devant toi...
CHARLES
La Trémouille en train de gueuler...
JEANNE
Si tu veux. Ou les Anglais bien solides devant Orléans dans leurs bonnes grosses bastilles. Tu dis « Bon, ils sont plus nombreux, ils ont de gros murs, des canons, de grosses réserves de flèches, ils sont toujours les plus forts. Soit. J'ai peur. Un bon coup. Là. Voilà. Maintenant que j'ai eu bien peur, allons-y ! » Et les autres sont si étonnés que tu n'aies pas peur que, du coup, ils se mettent à avoir peur, eux, et tu passes ! Tu passes, parce que comme tu es le plus intelligent, que tu as plus d'imagination, toi, tu as eu peur avant. Voilà tout le secret.
CHARLES
Mais tout de même, s'ils sont plus forts !
JEANNE
Cela ne sert pas à grand-chose d'être les plus forts. Moi, une fois, j'ai vu un garçon de mon village, un petit braconnier, il était poursuivi par deux molosses sur les terres du seigneur. Il s'est arrêté, il les a attendus, et il les a étranglés, l'un après l'autre.
CHARLES
Et il n'a pas été mordu?
JEANNE
Pour ça, il a été mordu! Il n'y a pas de miracle. Mais il les a étranglés tout de même. Et Dieu avait pourtant fait les deux molosses beaucoup plus forts que mon petit braconnier. Seulement, Il a donné autre chose à l'homme qui le rend plus fort que les brutes. C'est pour ça que mon petit braconnier s'est arrêté de courir, qu'il a vidé toute sa peur d'un coup et qu'il s'est dit:« Bon. Maintenant, j'ai eu assez peur. Je m'arrête et je les étrangle. »
CHARLES
C'est tout ?
JEANNE
C'est tout.
CHARLES, un peu déçu.
Ce n'est pas sorcier.
JEANNE, sourit.
Non. Ce n'est pas sorcier. Mais ça suffit. Dieu ne demande rien d'extraordinaire aux hommes. Seulement d'avoir confiance en cette petite part d'eux-mêmes, qui est Lui. Seulement de prendre un peu de hauteur. Après Il se charge du reste.
CHARLES, rêveur.
Et c'est un truc qui réussit toujours, tu crois ?
JEANNE
Toujours. Bien sûr, il faut être avisé aussi, mais cela tu ne l'es que trop ! Mon petit braconnier, il a saisi le moment où les deux molosses s'étaient séparés l'un de l'autre à cause d'un lièvre pour pouvoir les expédier un par un. Mais surtout, c'est parce qu' à la minute où tu vides toute ta peur, et où tu t'arrêtes tout de même et que tu fais face, Dieu vient à toi. Seulement, tu sais comme Il est. Il veut qu'on fasse le premier pas.
CHARLES, après un silence.
Tu crois qu'on l'essaie, ton truc.
JEANNE
Bien sûr qu'on l'essaie. Il faut toujours essayer.
CHARLES, effrayé soudain de son audace.
Demain, que j'aie le temps de me préparer...
JEANNE
Non. Tout de suite. Tu es fin prêt.
CHARLES
On appelle l'Archevêque et La Trémouille et on leur dit que je te confie le commandement de l'armée pour voir leur tête ?
JEANNE
On les appelle.
....