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19 août 2010 4 19 /08 /août /2010 07:45

 

 

PEOPLE-MATCH | VENDREDI 13 AOÛT 2010

LES GRANDS COMÉDIENS NE MEURENT JAMAIS, ILS S’ÉLOIGNENT…
Les grands comédiens ne meurent jamais, ils s’éloignent…
 

Photo D.R.

La lettre d'adieu de Pierre Schoendoerffer à Bruno Cremer, son ami depuis 46 ans.

Par Pierre Schoendoerffer, de l’Institut - Paris Match

Mon cher Bruno Cremer,

Je vais paraphraser pour toi le magnifique discours d’adieu du général MacArthur aux cadets de West Point : « Old soldiers never die, they just fade away. » Les grands comédiens ne meurent jamais, ils s’éloignent seulement. Tu es toujours présent, aussi longtemps que la Terre tournera autour du Soleil et que les films, les DVD et autres moyens de projection auront des spectateurs, jusqu’au Jugement dernier.
Je t’ai connu en 1964. Je t’avais vu avant, au théâtre, magistral, dans le « Becket » de Jean Anouilh, mais je n’étais alors qu’un spectateur parmi tant d’autres. En 1964, j’ai éprouvé le besoin de me replonger dans la guerre d’Indochine, de renvoyer un écho de tout ce que j’avais reçu alors d’hommes exceptionnels dont les noms sont ignorés, oubliés aujourd’hui : Bréchignac, Bigeard, Botella, Touret, Cabiro... J’en passe, certains dont je ne me souviens plus du nom mais dont je revois le visage. Il me fallait quelqu’un pour incarner ces fantômes qui me trottaient dans la tête. Et ce fut toi, évidemment. Sept semaines de tournage au Cambodge, en pleine jungle, pendant la mousson, au bout du bout du monde. Un film de pauvre pour parler d’une guerre de pauvres. On couchait par terre sous un auvent, dans la boue, et il y avait ces abominables sangsues, l’odieux bourdonnement des moustiques. On n’avait rien à boire, sauf une caisse de bières du Tonkin qui était arrivée à dos d’éléphant dans la cahute de Pétrole, Pétroline et Pétrolette, un Chinois, sa femme et sa fille qui tenaient boutique si l’on peut dire. Le stock de bière fut vite englouti. Il ne nous restait plus que l’eau de la rivière qu’on faisait bouillirpour éviter la dysenterie amibienne. Je t’empêchais de laver ta tenue de combat pour la vraisemblance et de te laver la figure pour accentuer les traces de fatigue de la longue marche. Je te faisais jeûner pour te donner cette gueule de loup maigre des soldats qui étaient dans ma mémoire. Oui, je t’en ai fait baver. Je t’ai même fait tirer à balles réelles – ce qui est impressionnant – parce qu’elles coûtaient moins cher que les balles à blanc. Dans ces conditions, il n’y a pas de milieu, soit on se déteste, soit on s’estime. C’est comme ça que nous sommes devenus amis.

Nous avons fait deux autres films ensemble, c’est peu en presque cinquante ans, mais chaque fois ce fut un bonheur pour moi.On se voyait souvent, on mangeait du caviar à gogo en buvant de la vodka comme des Russes. Tu es un gourmet et un ripailleur. Tu avais tes bistrots où on te traitait un peu comme Kessel dans ses « Nuits de prince ». J’aime ton humour britannique, ton sens de la litote.

On a beaucoup ri ensemble. J’aime aussi ta pudeur, ton sourire lumineux et ta discrétion.
J’étais en Bretagne, il pleuvait, le mélancolique crachin du Finistère qui rappelle celui du Tonkin. Je lisais un Simenon, « Le chien jaune », et tu étais là, entre les lignes, quand j’ai appris la nouvelle de ton départ. Ce n’est que hier que j’ai achevé la lecture de ce Maigret, et tu étais toujours là, entre les lignes. Je voyais ton visage, j’entendais ta voix, je te voyais bourrer ta pipe comme Simenon le faisait faire à son Maigret.

C’est vrai, les grands comédiens ne meurent jamais. Tu es toujours là... Mais ne t’éloigne pas trop.

On a besoin de toi. Salut l’ami. Point final

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