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6 janvier 2012 5 06 /01 /janvier /2012 23:50

Quand Chesterton évoquait sainte Jeanne d’Arc

C’est ce 6 janvier 2012 le sixième anniversaire de la naissance de sainte Jeanne d’Arc, un événement qui sera célébré tout au long de cette année. Bien qu’anglais, Chesterton avait une profonde admiration pour la figure de Jeanne et il l’a évoquée à plusieurs reprises. Nous publions ci-dessous un extrait d’Orthodoxie, dans la traduction d’Anne Joba, parue chez Gallimard. 

Devant mes yeux, tandis que je tourne cette page, se dresse une pile de livres modernes feuilletés à l’occasion de cette étude – une pile d’ingénuités, une pile de futilités. Par un accident dû à mon présent détachement, je vois l’inévitable effondrement des philosophies de Schopenhauer, de Tolstoï, de Nietzsche et de Shaw aussi clairement que d’un ballon l’observateur peut voir l’inévitable effondrement d’une ruine. Ils avancent tous sur la route qui mène au vide de l’asile. Car la folie peut se définir ainsi : l’usage de l’activité cérébrale pour aboutir à l’impuissance cérébrale ; ils y sont presque parvenus. Celui qui croit être fait de verre, croit à la destruction de la pensée ; puisque le verre ne peut penser. Ainsi celui qui veut ne rien rejeter, veut la destruction de la volonté ; car la volonté ne consiste pas seulement à choisir quelque chose mais encore à rejeter presque tout. Et tandis que je me retourne et bute contre les livres modernes – ces livres habiles, merveilleux, ennuyeux, inutiles – l’un d’eux attire mon regard.

Il a pour titre « Jeanne d’Arc » et il est d’Anatole France. Je n’y ai jeté qu’un coup d’oeil mais ce coup d’oeil m’a suffi pour me rappeler la « Vie de Jésus » de Renan. On y retrouve cette même étrange méthode du sceptique respectueux. Il discrédite les histoires surnaturelles qui ont quelque fondement, en racontant des histoires naturelles qui n’en ont pas. Sous prétexte que nous ne pouvons croire à ce qu’un saint a fait, nous prétendons savoir parfaitement ce qu’il a ressenti. Ce n’est pas pour les critiquer que je cite ces livres mais parce que l’association fortuite des noms a évoqué deux images saisissantes de santé d’esprit qui renvoient dans l’ombre tous les livres empilés devant moi.

Jeanne d’Arc ne resta pas figée à la croisée des chemins, soit pour les avoir tous refusés, comme Tolstoï, soit pour les avoir tous acceptés comme Nietzsche. Elle a choisi une voie et la parcourue telle la foudre. Pourtant, j’ai constaté que Jeanne avait en elle tout ce qui était authentique aussi bien en Tolstoï qu’en Nietzsche, et même tout ce qui était supportable en eux. Je songeais à ce qu’il y avait de noble chez Tolstoï, la joie que lui inspiraient les choses simples ; en particulier l’humble pitié, les réalités de la terre, le respect des pauvres, la dignité d’un dos courbé. Jeanne d’Arc avait tout cela et quelque chose de plus : elle supportait la pauvreté autant qu’elle l’admirait, tandis que Tolstoï, typiquement aristocrate, s’efforçait d’en découvrir le secret.

Puis j’ai songé à ce qu’il y avait de courage, de fierté, de pathétique dans ce pauvre Nietzsche, à sa révolte contre la vacuité et la pusillanimité de notre époque. J’ai pensé à son appel à l’équilibre extatique du danger, à sa nostalgie des galops des grands chevaux, à son appel aux armes. Jeanne d’Arc avait tout cela et encore quelque chose de plus : elle n’exaltait pas le combat, elle combattait. Nous savons qu’elle n’avait pas peur d’une armée, alors que Nietzsche, pour autant que nous le sachions, avait peur d’une vache. Tolstoï se contentait de célébrer le paysan ; elle était une paysanne. Nietzsche se contentait de célébrer le guerrier ; elle était une guerrière. Elle les a battus tous deux sur leur propre terrain, celui de leurs idéals contradictoires, plus noble que l’un, plus violente que l’autre.

C’était aussi une femme pratique et efficace, tandis que nos deux extravagants spéculateurs, eux, ne font rien. Il était impossible que ne me vînt à l’esprit la pensée que Jeanne avec sa Foi détenait, peut-être, un secret d’unité et d’utilité morales, maintenant perdu.

Une autre pensée, plus haute, a suivi. La figure colossale de Son Maître a traversé le champ de mes réflexions. Les mêmes nuées du modernisme qui assombrissent le récit d’Anatole France assombrissent aussi celui d’Ernest Renan. Renan a séparé, lui aussi, la pitié de son Héros de sa combativité. Il a été jusqu’à voir dans la juste colère de Jésus à Jérusalem une simple dépression nerveuse due à la déception de voir trahies les espérances idylliques nées en Galilée. Comme s’il y avait une incompatibilité entre aimer l’humanité et haïr l’inhumanité. Les altruistes, de leurs voix débiles et grêles, dénoncent l’égoïsme du Christ. Les égoïstes, de leurs voix plus grêles et plus débiles encore, dénoncent Son altruisme. Dans l’atmosphère actuelle de telles chicanes ne sauraient surprendre. L’amour d’un héros est plus terrible que la haine d’un tyran. La haine d’un héros est plus généreuse que l’amour d’un philanthrope. Il y a un immense, un héroïque équilibre d’esprit dont les modernes ne peuvent recueillir que les fragments. Il y a un géant dont nous voyons seulement les bras et les jambes tronquées s’agiter. Ils ont déchiré l’âme du Christ en lambeaux sans âme, étiqueté égoïsme et altruisme, et ils restent déconcertés devant Sa folle Magnificence et Sa folle Douceur. Ils se sont partagé ses vêtements et ils ont tiré au sort les morceaux de son manteau. Pourtant la tunique était sans couture, d’un même tissu du haut en bas.

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