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18 mars 2010 4 18 /03 /mars /2010 11:07

Le 18 mars de cette année 2010, demain, Simone Veil sera reçue sous la Coupole parmi les Immortels, à l’Académie française. On se demande quels sont les titres littéraires qui justifient une telle réception. Poser la question c’est y répondre. Ce n’est ni un romancier, ni un essayiste, ni un auteur dramatique que reçoit l’Académie. C’est une femme politique, ancien ministre – garde des Sceaux – ancien président du Parlement européen, ancien membre du Conseil constitutionnel et, accessoirement, vedette féminine des sondages d’opinion.

D’où vient cette célébrité ? D’une loi, dénommée abusivement la loi Veil, alors qu’elle devrait s’appeler, en toute exactitude, la loi Giscard-Chirac-Veil, mais qu’elle a portée à l’Assemblée et dont elle a été, pour la nation comme pour le Parlement, le rapporteur.

Cette loi, qui commençait par proclamer le principe du respect de la vie – ce que n’avait jamais fait auparavant aucune loi, tellement ce principe était évident – organisait – c’était son véritable but – une exception légale à ce principe, en matière d’avortement. L’exception était provisoire. L’avortement, quant à lui, avait disparu. On ne parlait plus que d’interruption volontaire de grossesse. Cette périphrase était fausse puisque l’interruption, comme son nom l’indique, ne fait qu’interrompre. Les juristes connaissent l’interruption de la prescription qui, lorsqu’elle s’achève, permet au délai de cette prescription, de courir à nouveau. Un discours interrompu, reprend, après l’interruption. « Mon cher collègue, me permettez-vous de vous interrompre ? » n’a jamais signifié « je vais vous supprimer ». L’interruption volontaire de grossesse achève la grossesse en tuant l’enfant. L’exception momentanée – cinq ans – non seulement s’est renouvelée, mais elle s’est étendue jusqu’à devenir, comme cela arrive souvent en matière législative, le principe de droit.

Le principe légal, aujourd’hui – Roselyne Bachelot l’a rappelé avec force – est que le droit existe de supprimer une vie humaine innocente, à condition de commettre ce meurtre dans un certain délai et selon certaines formes. Les médecins et infirmiers requis pour cet acte de mort ont le droit d’objecter la loi de leur conscience, preuve, s’il en était besoin, qu’il s’agit bien d’un meurtre.

Les pharmaciens ne se sont pas vu reconnaître ce droit.

Ainsi, aujourd’hui, à l’heure où Simone Veil va rentrer sous la Coupole, l’exception est devenue le droit ; le droit est devenu, pour les hommes de l’art une obligation, sauf pour eux à faire valoir, s’ils le peuvent, l’objection que leur dicte leur conscience.

Quand j’ai commencé ma vie professionnelle, l’une des premières affaires pénales que j’ai plaidées était la défense d’une femme qui avait eu recours, dans un mouvement de grande détresse, aux services de ce qu’on appelait alors une « faiseuse d’anges », sage-femme qui, pour améliorer ses fins de mois, pratiquait clandestinement mais professionnellement des avortements. Trente ans plus tard, je plaidais pour des pharmaciens à qui était refusé le droit de ne pas vendre des produits qu’ils savaient abortifs. Les deux – la malheureuse de mes débuts, et les malheureux du temps présent – furent condamnés. L’articulation de cette révolution des principes est l’œuvre législative de Simone Veil.

Je sais qu’elle a aussi souffert pendant la guerre, qu’elle a été déportée et qu’elle est revenue très éprouvée de cette déportation. Mais sa célébrité n’est pas due à cette souffrance qui, malheureusement, fut partagée par beaucoup. Sa célébrité est due à cette loi que les maîtres de l’heure – Giscard et Chirac – lui ont demandé de défendre et de faire adopter, parce qu’elle était femme, qu’elle avait souffert des persécutions antijuives, qu’elle avait du talent, et que sa voix, ses yeux et son sourire ajoutaient du charme à ce talent.

Or, nombreuses sont les femmes que le Ciel a dotées de telles qualités et qui n’entrent pas à l’Académie française. Nombreuses aussi sont celles qui allient à ces qualités un vrai talent littéraire, et qui, cependant, n’entrent pas, non plus, à l’Académie française. Que l’on songe à Annie Kriegel ou à Geneviève Poullot, pour ne citer que deux résistantes éminentes, qui ont, chacune dans leur genre, écrit beaucoup plus d’articles et de livres que Simone Veil. Donc ce n’est ni la souffrance, ni la déportation, encore moins l’origine juive ou les faits de résistance, ni même le talent qui lui valent, à eux seuls, cet honneur.

Serait-ce d’avoir été ministre, de la Justice, puis de la Santé ? Mais si tous les anciens ministres de la Justice et de la Santé pouvaient prétendre entrer à l’Académie, les quarante fauteuils n’y suffiraient pas ! Non ! Ne cherchons pas plus loin : c’est la nouveauté, la révolution, le changement de civilisation que saluera, demain, en recevant Simone Veil, Monsieur Jean d’Ormesson, au nom de l’Académie fondée par le cardinal de Richelieu, siégeant dans le Palais construit par le cardinal Mazarin.

Je n’éprouve aucune antipathie pour Madame Veil. Ce que je sais d’elle et des siens entraînerait plutôt ma sympathie. Mais au degré de la réflexion où nous conduit son avènement dans une des plus anciennes institutions de notre histoire, les considérations personnelles sont sans importance. On peut paraphraser à son sujet une formule célèbre : sa personne n’est rien, le principe qu’elle représente – peut-être malgré elle – est tout.

Giscard, avant elle et plus qu’elle, est responsable de cette légalisation de la culture de mort. Mais l’entrée de Giscard à l’Académie n’a pas revêtu la même importance de principe. Parce que Giscard est un homme ? Que c’est un ancien président de la République ? Ou, tout simplement, parce que des trois – Giscard, Chirac, Veil – c’est indiscutablement la troisième – l’académicienne de demain – qui a effacé les deux autres.

Et donc la responsabilité de cette consécration de la culture de mort n’est pas tant celle de la candidate aujourd’hui élue que celle des académiciens qui, majoritairement, ont porté au rang des Immortels, celle dont le nom reste attaché à la première cause de mortalité légale en France, depuis trente-cinq ans.

Cela pourrait être triste si ce n’était pas, d’abord, d’une absurdité drolatique et d’un humour terriblement profond. Car la vision de ces vieux messieurs-dames qui vont, comme nous tous mais probablement avant, passer de leur fauteuil d’immortel au caveau d’où on n’a jamais vu revenir un académicien, en train de recevoir solennellement parmi eux, celle qui rapporta la loi permettant de tuer les enfants, est le tableau presque trop achevé de l’écroulement d’un monde parvenu au bout de sa propre dérision.

Mais les gloires du monde passent plus vite que l’eau de la Seine sous les ponts de Paris et, dans le printemps de la France qui vient, les yeux tournés vers Notre Dame, toute rose dans le soleil du matin, nous pousserons, joyeux, sur la passerelle des Arts, les berceaux où sourient, encore étonnés d’être vivants, les bébés rescapés de la loi Veil.

Jacques Tremolet de Villers 


Article extrait du n° 7053 de Présent
du Mercredi 17 mars 2010

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