Alain Besançon
Le monde à la veille
Observatore Romano, 9-10 janvier 2011
Le 1er Janvier, nous avons échangé les voeux de bonne année. Mais ni moi ni mes amis ne l'avons fait de bon coeur. Cela ne semblait pas réaliste. Une amie m'a dit: je m'attends à des choses terribles.
Dans ces moments de pessimisme, cependant, il faut tenir compte de ce qui est objectivement justifié et de ce qui dépend de l'humeur mélancolique.
Certes, il ya des raisons d'être inquiets. Mon amie pensait que nous étions arrivés à une convergence de nombreux courants différents, qui coulaient vers la même cascade, et que tout allait se fondre dans une grande crise de nature inconnue.
Il y a une crise économique à première vue si profonde et compliquée que les économistes les plus qualifiés ne sont d'accord ni sur les causes ni sur les remèdes. La plupart pensent qu'elle durera pendant de nombreuses années. Depuis la dernière guerre, nos sociétés tolèrent les inégalités en les compensant avec la croissance, dont tout le monde bénéficie, y compris les plus pauvres. S'il n'y a plus de croissance, comment réagiront nos sociétés, si férocement égalitaires? Il faudrait au moins qu'elles soient gouvernées par une classe politique de grande qualité. Dans certains pays (notamment l'Italie) je note un sursaut d'esprit civique. Dans d'autres, je ne le perçois pas (ndt: je suppose qu'il parle de la France).
Sortons de l'Europe. Dans ma jeunesse, j'ai connu une Amérique calme, sûre de ses instututions institutions, bi-partisane sur la plupart des questions importantes. La violence des oppositions, l'incompatibilité des programmes, la rigidification de la doctrine: tel était le pain quotidien de mon pays, la France, mais pas des États-Unis.
Nos médias se sont enthousiasmés devant le soi-disant printemps arabe. Un an après, nous prenons conscience d'être en quelque sorte au centre d'un vaste mouvement dont nous ne connaissons pas la conclusion et dont nous ne savons même pas exactement en quoi il consiste. Ce que nous devons faire, en attendant d'y voir clair, c'est de réduire notre déficit cognitif. Avant d'agir ou de ne pas agir, nous devons d'abord comprendre.
Un autre conflit, ou plusieurs conflits semblent mûrir au Proche-Orient. Beaucoup de nœuds n'ont pas été résolus. Si on en arrive à une guerre, personne ne peut dire jusqu'où elle s'étendra, ni sous quelle forme. La Chine et la péninsule coréenne nous posent d'autres questions, et nous, occidentaux, y sommes de plus en plus impliqués.
Mais notre préoccupation peut-elle être expliquée par des facteurs objectifs? Il me semble que notre malaise, confus, mais profond, vient de plus loin.
Après tout, jusqu'à présent, il n'est pas arrivé grand chose. On dirait même, en regardant la télévision, que presque rien ne se passe. Le niveau de vie n'est pas sérieusement affecté. Les luttes sociales, les grèves, les manifestations semblent étonnamment peu nombreuses et calmes. Alors pourquoi tant d'inquiétude?
Parce que nous ne comprenons plus bien le monde.
Hier, nous avions le sentiment, sans doute illusoire, de le comprendre. A présent ce n'est plus le cas.
Trop de phénomènes nouveaux et inconnus apparaissent simultanément. Je pense à un roman de Tourgueniev, qui s'intitulait "A la veille". Nous avons nous aussi l'impression d'être "à la veille", mais nous ne savons pas de quoi. Au point que, si on nous demandait des conseils, nous ne saurions plus les donner. Ni aux chefs d'Etat, ni aux entrepreneurs, nous n'oserions dire ce qu'ils doivent faire.
Nous sentons que notre monde est en danger. Mais nous avons du mal à prendre sa défense. L'art véritable, la bonne littérature, la grande pensée doivent exister quelque part, mais nous ne savons plus où. Il nous manque les hommes (ndt: moi, j'en connais au moins un!) et les oeuvres à admirer. Nous ne nous aimons plus assez.
Si nous avons la chance d'être chrétiens, nous avons appris à distinguer l'attente de l'espérance. A l'attente, nous ne pouvons échapper, mais il ne faut pas oublier que nous savons très peu de choses. Nous ne savons pas si notre appréhension anxieuse est exagérée. Nous craignons quelque chose d'imminent. Peut-être est-ce une illusion. On parle trop, aujourd'hui, de la fin du monde. Nous ne devons pas oublier, comme l'Évangile nous le dit, que nous ne savons "ni le jour ni l'heure".
Quant à l'espérance, nous devons la considérer comme un don précieux, un trésor à aimer. Nous ne savons pas, en effet, si, à côté de tout ce qui meurt, ne va pas naître quelque nouvelle merveille. Comme si d'autres merveilles, tout aussi inattendues, ne s'étaient pas produites à l'improviste dans le cours de notre histoire, en ces temps qui, de toutes façons sont «les derniers».
(© L'Osservatore Romano, 9 à 10 Janvier 2012)
vu ICI