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9 septembre 2013 1 09 /09 /septembre /2013 23:15

 

       Je viens de faire quelques vols sur P. 38. C'est une belle machine. J'aurais été heureux de disposer de ce cadeau-là pour mes vingt ans. Je constate avec mélancolie qu'aujourd'hui, à quarante-trois ans, après six mille cinq cents heures de vol sous tous les ciels du monde, je ne « puis plus trouver grand plaisir à ce jeu-là...  Ceci est, peut-être, mélancolique, mais peut-être bien, ne l'est pas. (...)  Je suis « malade » pour un temps inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie. Voilà tout. Aujourd'hui, je suis profondément triste, - et en profondeur. Je suis triste pour ma génération, qui est vide de toute substance humaine... (...)  Je hais mon époque de toutes mes forces. L'homme y meurt de soif.

Ah !... général , il n'y a qu'un problème, un seul de par le monde: rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles.. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. Si j'avais la foi, il est bien certain que, passée cette époque de « job nécessaire et ingrat », je ne supporterais plus que Solesmes.

On ne peut plus vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous... On ne peut plus.

On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. Rien qu'à entendre un chant villageois du XV' siècle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (Pardonnez-moi !) Deux milliards d'hommes n'entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots. Tous les craquements des trente dernières années n'ont que deux sources: les impasses du système économique du XIX. siècle, le désespoir spirituel... Les hommes ont fait l'essai des valeurs cartésiennes; hors les sciences de la nature, ça ne leur a guère réussi !

Il faut absolument parler aux hommes.

(...)  En cette époque de divorce, on divorce avec la même facilité d'avec les choses. Les frigidaires sont interchangeables. Et la maison aussi, si elle n'est qu'un assemblage. ...Et la ferme. Et la religion. Et le parti. On ne peut même pas être infidèle: A quoi serait-on infidèle ? Loin d'où et infidèle à quoi? Désert de l'homme. (...)  L'homme d'aujourd'hui on le fait tenir tranquille, selon le milieu, avec la belote ou avec le bridge. Nous sommes étonnamment bien châtrés. Ainsi sommes-nous, enfin ! libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissés libres de marcher.

MAIS JE HAIS CETTE ÉPOQUE OU L HOMME DEVIENT, SOUS UN TOTALITARISME UNIVERSEL, BETAIL DOUX, POLI ET TRANQUILLE. (...) L'homme robot, l'homme termite, l'homme oscillant du travail à la chaîne... L'homme châtré de tout son pouvoir créateur et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ou une chanson. L'homme que l'on alimente en culture de confection, en culture standard, comme on alimente les boeufs en foin. C'est cela l'homme d'aujourd'hui. Et, moi, je pense que, - il n'y a pas trois cents ans, - on pouvait écrire « La Princesse de Clèves » ou s'enfermer dans un couvent pour la vie à cause d'un amour perdu, tant était brûlant l'amour.

   

Extrait de la Lettre au Général X (1943) d'Antoine de Saint-Exupéry, complète et commentée ICI . 

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