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ANTOINE
Ce n'est pas de sa faute.
TOTO
Des fois il me saute dessus pour rien, à la sortie.
ANTOINE
Dans ce cas, tu te défends. On a toujours le droit de ne pas se laisser massacrer. Mais dès que c'est fini, tu lui refiles la moitié de ton chocolat.
TOTO
Il le bouffe et il me tire la langue.
ANTOINE
Il ne faut pas lui en vouloir. C'est ça être le plus fort.
TOTO
Oui, mais il a tout de même bouffé mon chocolat!
ANTOINE
Un gentilhomme, Toto, doit toujours se laisser un peu rouler. (Il ajoute.) Jusqu'à l'honneur de l'homme mais pas plus loin. Tu comprends ce que je te dis ?
TOTO qui pédale.
Non. Mais ça ne fait rien.
ANTOINE
Tu as raison, ça ne fait rien. Tu comprendras plus tard. Arrivé là tu redresses la barre et tu dis non. Même si les bonnes femmes sanglotent et si le fils Perper te tend le poing. L'Honneur de l'homme. Tu as ça à préserver, Toto, c'est ton patrimoine.
TOTO qui n'a pas compris
Patri ?
ANTOINE
Moine! (Ils pédalent un peu. Antoine dit, dans l'ombre, comme pour lui.) C'est tout de même toi qui as inventé l'Electricité, Toto, construit la cathédrale de Chartres et écrit les Pensées de Pascal. Ils n'y peuvent rien. Même s'ils essaient de te faire honte en te tendant leurs moignons. Tu es bien de mon avis?
TOTO, qui pédale. ....
Oui, papa.
ANTOINE
Et les pièces de Molière, toutes les pièces de Molière, c'est de toi aussi ! Sans compter les pièces de Shakespeare ! Il ne faut jamais l'oublier, Toto !
TOTO
Non, papa.
Ils s'arrêtent soudain de pédaler. On entend la fanfare qui est tout près maintenant. Toto s'écrie.
Papa, les lampions ! Ça y est ! On a retrouvé la retraite ! On va le fêter comme les autres le 14 juillet ! On les suit?
ANTOINE, résigné.
On les suit. Puisque ça t'amuse …
TOTO, pédalant comme un fou
le terrain est redevenu plat.
Allez ! Pédale, papa, tu traînes ! Tu n'es même pas fichu de suivre le peloton! Oh, la belle bleue !
Oh, la belle rouge ! C’est tout de même bath, papa, qu’on ait pris la Bastille ! Et justement
un 14 juillet ! C’est un coup de pot. Un jour de fête nationale. Ca tombait bien !
Jean Anouilh , Les poissons rouges