Nous vivons une crise sans précédent. Un minuscule virus ébranle notre société. Quel enseignement en tirerons-nous ? Nos dirigeants seront-ils aussi peu conséquents qu’avec l’invasion migratoire ou l’offensive islamique ? Que ferons-nous de cette épreuve? s’interroge l’écrivain Sylvain Tesson, en analysant les fragilités de notre mondialisation et en voulant croire à un réveil de la vie intérieure.
![Sylvain Tesson: «Que ferons-nous de cette épreuve?»](https://i.f1g.fr/media/eidos/orig/2020/03/19/XVM72efd386-6a01-11ea-a29b-4b821834e44f.jpg)
L’ultra-mondialisation cyber-mercantile sera considérée par les historiens futurs comme un épisode éphémère. Résumons. Le mur de Berlin tombe. Le règne du matérialisme global commence. (…) Le Commerce est grand, tout dirigeant politique sera son prophète, le globe son souk. L’humanité se connecte. Huit milliards d’êtres humains reçoivent le même signal. Le Moldovalaque et le Berrichon peuvent désirer et acquérir la même chose. Le digital parachève l’uniformisation. La Terre, ancien vitrail, reçoit un nouveau nom maintenant que les rubans de plomb ont fondu entre les facettes: « la planète ». Elle fusionne, devient une entreprise, lieu d’articulations des flux systémiques. La politique devient un management et le management gère le déplacement, pour parler l’infra-langage de l’époque. Un nouveau dogme s’institue: tout doit fluctuer, se mêler sans répit, sans entraves, donc sans frontières. Dieu est mouvement. Circuler est bon. Demeurer est mal. Plus rien ne doit se prétendre de quelque part puisque tout peut-être de partout. Qui s’opposera intellectuellement à la religion du flux est un chien. Le mur devient la forme du mal. Haro sur le muret ! Dans le monde de l’entreprise, il disparaît (règne de l’open space). En l’homme, il s’efface (règne de la transparence). Dans la nature, il est mal vu (règne alchimique de la transmutation des genres). Les masses décloisonnées s’ébranlent. Le baril de pétrole coûte le prix de quatre paquets de cigarettes. La circulation permanente du genre humain est tantôt une farce: le tourisme global (je m’inclus dans l’armée des pitres). Et tantôt une tragédie (les mouvements de réfugiés). Une OPA dans l’ordre de l’esprit est réalisée: si vous ne considérez pas ce qui circule comme le parachèvement de la destinée humaine vous êtes un plouc.
Et puis soudain, grain de sable dans le rouage. Ce grain s’appelle virus. Il n’est pas très puissant, mais comme les portes sont ouvertes, il circule, tirant sa force du courant d’air. Le danger de sa propagation est supérieur à sa nocivité. Dans une brousse oubliée, on n’en parlerait pas. Dans une Europe des quatre vents, c’est le cataclysme sociopolitique. Comme le touriste, le containeur, les informations, le globish ou les idées, il se répand. Il est comme le tweet: toxique et rapide. La mondialisation devait être heureuse. Elle est une dame aux camélias: infectée.
L’humanité réagit très vite. Marche arrière toute ! Il faut se confiner ! Un nouveau mot d’ordre vient conclure brutalement le cycle global. C’est une injonction stupéfiante car sa simple énonciation incarne ce que l’époque combattait jusqu’alors, et le fait de prononcer ces mots avant leur édiction officielle faisait de vous un infréquentable :« Restez chez vous !» La mondialisation aura été le mouvement d’organisation planétaire menant en trois décennies des confins au confinement. Du « No borders» au « Restez chez vous ».
Il est probable que la « globalisation absolue » n’était pas une bonne option. L’événement majeur de cette crise de la quarantaine sera la manière dont les hommes reconsidéreront l’option choisie, une fois calmé le « pangolingate ».(…)
On peut se contenter de dire que rien n’est nouveau. Pestes et choléras fauchent les hommes depuis longtemps. L’Histoire, cette contradiction de l’idée de progrès, n’est que l’éternel retour des désastres et des renaissances. Mais nous avons changé d’échelle.
Quand un système change d’échelle, il change de nature. Des drames similaires se produisaient avant le XXe siècle. Ils n’avaient pas cette puissance de volatilité. L’ampleur de la chose est un problème supérieur à la chose elle-même. La grippe espagnole a tué 3 % de la population mondiale, mais en 1920, la mécanique de la propagation n’avait pas été érigée en instrument de l’organisation globale. N’est-ce pas le principe de propagation qui permet le commerce mondial, le capitalisme financier, l’échange frénétique, l’uniformisation linguistique et culturelle.Pourquoi le virus n’emprunterait-il pas le même courant ? (…)
Soit nous réussissons à faire (de cette vie confinée,) de cette traversée du temps retrouvé une expérience proustienne (mémoire, pastille à la bergamote, exercice de la sensibilité), soit c’est le vrai effondrement: celui de soi-même.
Heinrich von Kleist dans Michael Kohlhaas donne une clef: « Du fond de sa douleur de voir le monde dans un si monstrueux désordre, surgissait la satisfaction secrète de sentir l’ordre régner désormais dans son cœur.» À chacun est offerte une occasion de faire un peu d’ordre en son cœur.Une inégalité immédiate se révèle. Certains ont une vie intérieure, d’autres non.(…)
Julien Gracq, dans En lisant en écrivant, donnait (une) indication thérapeutique : « Le livre ouvre un lointain à la vie, que l’image envoûte et immobilise.» Vous voulez explorer vos confins ? Ouvrez des livres. Devant un écran,vous serez deux fois confinés !
Le temps est une substance. Il se modèle. Nous l’avions perdu, on le retrouve. C’est une grâce. La révolution écologique commence par une écologie du temps.
Nous autres humains du XXIe siècle partons très défavorisés dans le défi qui nous est imparti. Car le nouvel ordre digitalo-consumériste nous a habitués à craindre le vide. La révolution digitale est un phénomène hydraulique. Internet, pompe excrémentielle, remplit l’espace vacant à grand débit. Le tube a soif. Il faut que ça coule! Soudain le confinement impose une expérience du vide. Il ne faut pas faire comme la connexion intégrale le préconise: remplir tout avec n’importe quoi.(…)
Le virus est une fleur du mal poussant au contact entre le monde intérieur et extérieur. S’il épargne l’intégrité de notre organisme, il révélera la solidité de notre âme. (…)
Que ferons-nous de cette épreuve ? Comme je suis naïf, je me dis que les passagers du train cyber-mercantile se livreront à un aggiornamento. Les civilisations s’étaient fondées sur quelques principes: séparation, séclusion, distinction, singularisation, enracinement. Confinement, quoi. Quelques décennies ont balayé cela au nom d’une idéologie : le globalisme égalitaire préparatoire à la grande braderie. La propagation massive du virus n’est pas un accident. C’est une conséquence.
On se rend compte soudain d’évidences oubliées. Énumérons-les. Rester chez soi ne veut pas dire haïr son voisin. Les murs sont des membranes de protection et pas seulement des blindages hostiles. Ils sont percés de portes, on peut choisir de les ouvrir ou de les fermer. Lire ne veut pas dire s’ennuyer.
Autre découverte: l’action politique n’est pas morte. Nous pensions que l’économie régentait seule le parc humain. Les ministères des Affaires étrangères étaient devenus des chambres de commerce (…). Soudain, réactivation de la décision d’État. Divine surprise ! Alors que nous pensions la mondialisation «inéluctable» (c’est le mot favori des hommes politiques, blanc-seing de leur démission !), nous nous rendons compte que l’inéluctable n’est pas irréversible et que la nostalgie peut proposer de nouvelles directions ! Soudain, le président annonce la fermeture des frontières de Schengen et confine sa population. Il est donc possible de décider de décider. Devant la prétendue inéluctabilité des choses, le virus du fatalisme possède son gel hydroalcoolique: la volonté.
« En marche ! » est finalement un merveilleux slogan, une fois accompli le demi-tour.
Extrait de l’entretien donné au Figaro le 20 mars 2020. L'entretien complet se retrouve ICI.
Merci à EVR.