Nolite judicare (Ne jugez pas) . Le précepte divin vise l'esprit de malignité, qui naît de l'orgueil et de l'amour-propre. Il vise la curiosité injustifiée qui nous porte à l'enquête sur les œuvres du prochain ; l'interprétation fâcheuse qui nous fait supposer la perversité de ses intentions ; la malveillance habituelle qui, non seulement nous fait écarter l'idée des circonstances atténuantes, mais nous détermine à grossir les manquements de nos frères ; en un mot cette disposition hautaine qui nous porte à apprécier sévèrement les uns et les autres. C'est, pratiquement, nous substituer à Dieu. Il n'y a vraiment que lui qui puisse reconnaître les éléments des fautes et apprécier les responsabilités. Encore faut-il remarquer que lui, qui est souverainement renseigné et perspicace, est aussi infiniment bienveillant, et que manquer à la charité, c'est presque toujours manquer à la justice. Sans doute, nous ne pouvons éviter l'appréciation soudaine et indélibérée, le jugement spontané de notre conscience sur des actes qu'elle reconnaît en accord ou en désaccord avec la loi ; nous ne sommes pas libres, en face du désordre, de retenir un mouvement de désapprobation ; nous ne sommes pas obligés d'appeler bien ce qui est mal ; mais combien il est simple de nous dire qu'après tout, cela ne nous regarde pas ; simple aussi de demander au Seigneur qu'il nous épargne cette faute que nous blâmons chez autrui, ou toute faute plus grave encore ; simple enfin de plaider auprès de Dieu et auprès des hommes en faveur du prochain. Rien n'est plus osé ni plus chétif que de s'ériger en un tribunal permanent, devant qui chacun doit comparaître, à la barre duquel le prochain est si souvent condamné sans avoir été entendu; tribunal incompétent, tribunal usurpateur, où nous assumons toutes les fonctions : l'enquête du parquet, le réquisitoire du ministère public, le texte de la loi, la nature de la sentence, et quelquefois même l'exécution.
Ne jugez point, si vous ne voulez point être jugés; ne condamnez point, et vous ne serez point condamnés ; pardonnez, et l'on vous pardonnera : car selon le jugement que vous aurez prononcé, on vous jugera vous-mêmes; et de la même mesure dont vous aurez mesuré, on vous mesurera. Dieu et le prochain en useront avec vous comme vous en Usez avec vos frères; votre attitude sera la norme de l'attitude de tous envers vous. Nous reconnaissons, au sujet du pardon divin, la doctrine des versets 14 et 15 du chapitre VI de saint Matthieu. Saint Luc insiste davantage : donnez, et l'en vous donnera ; donnez sans calculer votre affection, votre pardon, votre dévouement. Peut-être arriverez-vous de la sorte à triompher de toute hostilité chez le prochain ; en tout cas. Dieu vous rendra certainement, lui, et sans compter : négligeant d'utiliser le boisseau, il versera à même dans votre sein, dans le pli de votre vêtement, une bonne mesure, obtenue avec des grains secoués, entassés, débordants : mensuram bonam, et confertam, et coagitatam, et supereffluentem, dabunt in sinum vestrum.
Saint Luc ajoute ici deux versets au sujet desquels on s'est demandé s'ils se rattachant vraiment à ce qui précède. La formule d'introduction : « Et il leur dit aussi cette parabole » n'entraîne pas, dans les coutumes de l'évangéliste, un adieu à la matière qu'il vient de traiter, mais bien plutôt une addition. Peut-être le Seigneur veut-il appuyer sur le Nolite judicare. Juger ? mais n'est-ce point une intrusion dans le domaine de Dieu? Avons-nous l'information nécessaire et la compétence pour juger ? Le prochain est aveugle peut-être; mais nous-mêmes, sommes-nous clairvoyants ? L'exercice de la correction fraternelle n’implique-t-il pas l'appréciation équitable de ce que nous-mêmes sommes réellement? Dès lors, un aveugle peut-il assumer la conduite d'un aveugle ? N'y voyant ni l'un ni l'autre, que peuvent-ils en unissant leurs deux infirmités, sinon tomber dans la première fosse venue? Même proverbe chez saint Matthieu (XV, 14), à propos de la direction que prétendent donner les pharisiens aux âmes juives. — Le disciple n'est pas au-dessus du maître. Encore une expression proverbiale qui semble familière au Seigneur (Mt., X, 24 ; Jo., XIII,16; XV, 20) et dont la signification précise ne peut être déterminée que par le contexte. Veut-elle dire maintenant que, le Seigneur n'étant pas venu ici-bas pour juger, nous devons, à plus forte raison, nous en abstenir? Peut-être est-ce simplement l'exposé de la parabole qui continue. Il s'agit de décourager l'aveugle de se constituer le juge et le maître d'un autre aveugle. L'aveugle guidé et disciple ne dépassera point son maître, n'y verra pas plus clair que lui : puisque le bon sens nous avertit « que tout disciple achevé doit ressembler à son maître » ; c'est en cela que consiste sa perfection, en tant que disciple. — Dans les réflexions que nous venons de commenter, et dans celles qui suivent immédiatement, on peut reconnaître une allusion à la mission que se décernaient les Juifs pour la direction religieuse du monde ; cette mentalité méprisante et critique est dénoncée au chapitre II de l'épître aux Romains.
« Hypocrite, poursuit le Seigneur, et il vise ainsi directement le pharisien, pourquoi voyez-vous la paille qui est dans l'œil de votre frère, et n'apercevez-vous pas la poutre qui est dans le vôtre? Ou bien même, comment osez-vous dire à votre prochain : Frère, permettez que j'enlève la paille qui est dans votre œil, alors que, dans le vôtre, il y a la poutre, et que vous ne la voyez pas ! Enlevez donc premièrement la poutre de vôtre œil, et alors vous aviserez à enlever la paille de l'œil de votre frère. » Avant de se constituer le censeur ou le médecin d'autrui, il serait loyal de reconnaître et d'expulser le mal de chez soi, un mal plus redoutable que celui dont on feint de se scandaliser. Ce n'est pas que le Seigneur nous interdise tout avertissement à notre frère : encore faut-il qu'il soit affectueux, et que cet office très délicat de la correction fraternelle s'exerce avec une grande pureté de charité. Et lorsque le Seigneur objecte au censeur, au médecin improvisé : « Vous avez une poutre dans l'œil «, il songe sans doute aux fautes plus graves dont le critique peut avoir conscience ; mais il songe tout autant à cette faute contre la charité qui est impliquée dans le jugement indiscret.
Dom Delatte, abbé de Solesmes, in L'Evangile, 1921