L’heure est au déconfinement sous haute surveillance sanitaire. C’est le moment des interrogations : en quoi le monde d’après sera-t-il différent de celui d’avant la crise du coronavirus ? Voici deux réponses que l’on peut trouver « pessimistes ». Mais le pessimisme est parfois plus salubre qu’un optimisme idéologique, trompeur par essence (*) et il peut « être au cœur de l'énergie créatrice, comme conditions fondamentales de l'action » quand un pessimisme de l'intelligence se transforme en optimisme de la volonté (**). Et cela ne nous empêche pas de nourrir notre espérance de ce réalisme.
Je ne crois pas une demi-seconde aux déclarations du genre « rien ne sera plus jamais comme avant ». Au contraire, tout restera exactement pareil. Le déroulement de cette épidémie est même remarquablement normal. L’Occident n’est pas pour l’éternité, de droit divin, la zone la plus riche et la plus développée du monde ; c’est fini, tout ça, depuis quelque temps déjà, ça n’a rien d’un scoop. Si on examine, même, dans le détail, la France s’en sort un peu mieux que l’Espagne et que l’Italie, mais moins bien que l’Allemagne ; là non plus, ça n’a rien d’une grosse surprise.
Le coronavirus, au contraire, devrait avoir pour principal résultat d’accélérer certaines mutations en cours. Depuis pas mal d’années, l’ensemble des évolutions technologiques, qu’elles soient mineures (la vidéo à la demande, le paiement sans contact) ou majeures (le télétravail, les achats par Internet, les réseaux sociaux) ont eu pour principale conséquence (pour principal objectif ?) de diminuer les contacts matériels, et surtout humains. L’épidémie de coronavirus offre une magnifique raison d’être à cette tendance lourde : une certaine obsolescence qui semble frapper les relations humaines. Ce qui me fait penser à une comparaison lumineuse que j’ai relevée dans un texte anti-PMA rédigé par un groupe d’activistes appelés « Les chimpanzés du futur » (…). Donc, je les cite : « D’ici peu, faire des enfants soi-même, gratuitement et au hasard, semblera aussi incongru que de faire de l’auto-stop sans plateforme web. » Le covoiturage, la colocation, on a les utopies qu’on mérite, enfin passons.
Il serait tout aussi faux d’affirmer que nous avons redécouvert le tragique, la mort, la finitude, etc. La tendance depuis plus d’un demi-siècle maintenant, bien décrite par Philippe Ariès, aura été de dissimuler la mort, autant que possible ; eh bien, jamais la mort n’aura été aussi discrète qu’en ces dernières semaines. Les gens meurent seuls dans leurs chambres d’hôpital ou d’EHPAD, on les enterre aussitôt (ou on les incinère ? l’incinération est davantage dans l’esprit du temps), sans convier personne, en secret. Morts sans qu’on en ait le moindre témoignage, les victimes se résument à une unité dans la statistique des morts quotidiennes, et l’angoisse qui se répand dans la population à mesure que le total augmente a quelque chose d’étrangement abstrait.
Un autre chiffre aura pris beaucoup d’importance en ces semaines, celui de l’âge des malades. Jusqu’à quand convient-il de les réanimer et de les soigner ? 70, 75, 80 ans ? Cela dépend, apparemment, de la région du monde où l’on vit ; mais jamais en tout cas on n’avait exprimé avec une aussi tranquille impudeur le fait que la vie de tous n’a pas la même valeur ; qu’à partir d’un certain âge (70, 75, 80 ans ?), c’est un peu comme si l’on était déjà mort.
Toutes ces tendances, je l’ai dit, existaient déjà avant le coronavirus ; elles n’ont fait que se manifester avec une évidence nouvelle. Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire.
Michel Houellebecq, dans sa lettre à France Inter du lundi 4 mai 2020
Le coronavirus va se révéler un redoutable accélérateur de la mise à distance de la réalité, et comme tel il aura bien mérité du "nouveau monde". "Distance sociale", soit le mètre minimum qui doit séparer les gens, est le nouvel impératif; le Premier ministre, qui parle un jargon très pur, a risqué " distanciation », ce qui est un emploi de sa dramaturgie que Brecht n'avait pas prévu. Tous les mots en télé-, télétravail, téléenseignement, télésanté (téléconsultation, télésuivi), téléconseil, télécommerce, vont s'imposer définitivement aux nostalgiques du "présentiel", puisque ce mot existe désormais pour qualifier, par contraste, les attardés — pour ne pas dire les réactionnaires — qui se figurent que la vie sociale suppose la présence, autrement dit des gens en chair et en os. L'épidémie nous vaudra un remarquable progrès dans le sens de la "dématérialisation". L'OMS recommande aux enfants confinés de jouer aux jeux vidéo, un programme qui s'appelle "Play apart together ", "jouer tout seul ensemble", et nul doute que M. Macron en aura été ravi, puisque c'est une magnifique application de l'en même temps qu'il tâche de nous inculquer depuis trois ans. Quand tant de bonnes habitudes auront été prises, comment reviendrons-nous en arrière, et à quoi bon? (…) Les assemblées générales d'actionnaires « dans un format à distance sans présence physique » deviendront la norme, on déléguera son hologramme et le virus aura été l'accoucheur du nouveau genre humain.
Philippe Barthelet, dans Valeurs Actuelles du 23 avril 2020
(*) Gérard Leclerc dans son éditorial à Radio Notre Dame du 5 mai 2020
(**) Philippe Muray citant Nietzsche, dans son Journal intime : Ultima Necat III
Merci encore à EVR.