L’après-crise du COVID ne semble pas se présenter sous des auspices très roses avec ses « pass sanitaires », ses contrôles en tout genre grâce à l’intelligence artificielle … Et pourtant, il existe des intellectuels qui voient les prochaines années d’une manière plus optimiste. C’est le cas de l’essayiste britannique David Goodhart qui, dans son livre La tête, la Main et le Cœur (éditions Les Arènes, 475p, 2020) critique la prédominance dans nos sociétés occidentales du « travail cognitif » (la tête) au détriment des métiers manuels ou sociaux (la Main et le Cœur) et prédit une meilleure harmonie entre ces trois domaines dans les dix prochaines années.
En voici des extraits :
La plupart d’entre nous aimeraient que les choses reviennent à la normale aussi rapidement que possible (après la crise sanitaire), mais les prochaines années vont sans aucun doute être un moment charnière en matière politique dans les riches pays d’Europe et d’Amérique du Nord (…). Celle-ci va permettre à la Main (le travail manuel) et au Cœur (le travail du soin), (…) de récupérer par divers moyens une partie du prestige et des gratifications qu’ils ont perdus au fil des dernières décennies au bénéfice de la Tête (le travail cognitif).
La société occidentale est dominée depuis deux générations par des forces centrifuges qui ont diffusé le concept d’ouverture mondiale et de liberté individuelle, mais ont affaibli les liens collectifs et ont permis au travail de la Tête de s’approprier des gratifications indues, tandis que le travail de la Main et du Cœur perdait du terrain tant en matière de dignité qu’en matière de rémunération. L’économie de la connaissance a placé la méritocratie cognitive au centre de la hiérarchie des statuts, et ceux qui avaient eu la chance de recevoir un bagage cognitif conséquent ont pu s’épanouir pendant que de nombreux autres avaient l’impression d’avoir perdu leur place et leur sens.
De récentes tendances politiques, certainement renforcées par la pandémie de Covid-19, laissent penser que nous sommes en train d’intégrer une phase plus centripète dans laquelle l’État nation sera raffermi, et l’ouverture économique et culturelle un peu plus restreinte. Cette phase mettra en valeur le local, la stabilité sociale et la solidarité ; elle se montrera plus sceptique face aux revendications des représentants de la Tête, et plus sensible aux humiliations amères qui minent la société de la réussite moderne.(…)
Pour le dire en termes politiques, je vois cette crise, particulièrement en Europe, comme un élément qui va consolider une coalition inattendue – la préférence conservatrice pour le local, le national, le familial, d’un côté, et la prédilection de la gauche pour une augmentation des dépenses sociales et un certain collectivisme doublée d’un regain d’inquiétude pour l’environnement, de l’autre. (…)
L’une des forces motrices de changement est la pression politique de la part d’électeurs qui ne partagent pas les intérêts de la classe cognitive. Et d’autres tendances laissent penser que la Tête va bientôt affronter la Main et le Cœur à armes plus égales.(…)
Le monde politique va devoir affronter, dans les dix prochaines années, une vérité dérangeante. Les partis de centre gauche comme de centre droit parient sur une expansion des emplois sûrs, comme les emplois de cadres et les professions libérales. Les politiques de l’éducation et de la mobilité sociale sont fondées sur cette hypothèse. Et c’est presque certainement faux. L’économie de la connaissance n’a pas besoin d’être constamment alimentée en main d’œuvre savante. Et ce sont précisément les aspects les plus systématisés du travail dans les domaines du droit, de la comptabilité, de la médecine, de l’administration publique et ainsi de suite qui seront, dans un futur proche, vulnérables à la fois à l’intelligence artificielle et à l’exportation vers des économies à la main-d’œuvre moins rémunérée. Un comptable est bien plus facile à remplacer par un algorithme qu’un éboueur ou une puéricultrice.
La rapide expansion du secteur universitaire traditionnel des trente dernières années pourrait s’arrêter et s’inverser. Déjà, au Royaume-Uni, cinq ans après leur sortie de la faculté, presque un tiers des diplômés occupent des emplois qui ne demandent aucun diplôme (le pourcentage est le même aux États-Unis), et pour les jeunes hommes sortis d’universités ordinaires, du point de vue salarial, l’avantage d’être diplômé est quasiment nul par rapport à leurs homologues qui n’ont pas fait d’études.(…) L’automatisation a jusqu’à présent tué essentiellement des emplois ouvriers, mais l’intelligence artificielle commence à toucher les emplois intellectuels dans leurs aspects les plus routiniers. (…)
(L’idée que) la Tête, la Main et le Cœur, ou la réflexion, le travail manuel et les sentiments, sont séparés les uns des autres (…) n’est pas vraie, et l’ère cognitive souffre justement d’un cloisonnement trop rigide entre les trois. Une foule de métiers de la Main requièrent énormément de Tête. Matthew Crawford, le philosophe américain (…) et qui a quitté un laboratoire d’idées pour monter un atelier de réparation de motos, explique qu’il a trouvé le travail manuel spécialisé bien plus exigeant mentalement que son travail intellectuel sur la philosophie politique. Il décrit avec amour le raisonnement diagnostique qu’il utilise pour trouver la panne dans le moteur d’une moto italienne vintage – ce qui lui demande d’exercer son esprit logique, son expérience et parfois son imagination. C’est tout aussi valable pour la Tête et le Cœur.(…).
L’une des faiblesses persistantes des politiques libérales modernes consiste à trop s’appuyer sur un seul membre de ce triumvirat – sur un utilitarisme étriqué dépourvu de Cœur. (…). Au cours des dernières décennies, (la politique) a été trop dominée par une classe cognitive tournée vers la complexité cognitive et tout ce qui est quantifiable, ce qui a trop souvent conduit à un rationalisme et un économisme bornés. (…)
Les gens privilégiés, ou qui ont très bien réussi, ont souvent moins de raisons de se poser de grandes questions sur les valeurs ; ils dégagent parfois une certaine indifférence ou une impression d’invulnérabilité. Mais la perte et l’échec sont de bons professeurs. Dans La vie est belle de Franck Capra, ce n’est que lorsqu’il est au plus bas que James Stewart voit la vraie valeur de sa vie et de sa famille. (…)
Il nous faudra de la sagesse tout au long du chemin. On pourrait croire que ceux qui ont les processeurs mentaux les plus rapides étayent leur réflexion avec leur puissance cognitive et par conséquent sont les plus sages ; mais de volumineuses recherches révèlent que l’intelligence brute et la sagesse ne vont pas forcément de pair, en tout cas pas à tous les coups. (…). La sagesse s’exprime souvent en contrepoint de l’idéologie.
Extraits du livre La Tête, la Main et le cœur de David Goodhart
Merci à EVR pour cette sélection.