Un éditorial de l'été 1983 (il y a 30 ans) qu'on peut (re)lire et méditer.
L’ENJEU
Les conversations de vacances ont ceci d'utile qu'elles comportent moins d'arrière-pensée que celles de la vie courante. Détendus, éloignés de leurs ambitions immédiates, ayant pris du recul, les interlocuteurs se laissent aller à dire le fond de leur cœur. Le masque tombe puisque rien ne tire à conséquence. lls avouent.
Alors la misère apparaît pour ce qu'elle est. Personne, dans ce pays, ne sait plus ce qu'il faut dire, dans quelle direction il faut aller, ce qu'il faut rejeter, ce qu'il faut soutenir. Je ne parle pas de minorités ou de sectes crispées dans l'orthodoxie de leur ghetto. Je parle du tout venant de la nation, et dans ce tout venant de ceux qui ont la charge de commander - politiquement, socialement, économiquement. lls vont reprendre dans quelques jours - ou ont déjà repris - leurs soucis, leurs travaux... et s'y donner à fond, au moins pour les meilleurs... mais dans l'obscurité la plus totale sur l'avenir collectif du pays. Où va-t-on ? Combien de temps le reste d'illusion prospère durera-t-il ? Que dire aux enfants ? Comment les éduquer ? Vers quoi ? Y a-t-il même un avenir possible?
Jamais peut-être le sentiment de désespérance collective n'aura été plus insidieusement fort qu'en cette année. Même le pèlerinage du pape à Lourdes a été, pour la plupart, comme une raison supplémentaire de rester dans cette désespérance : Lui, il sait... Lui bien sûr ! Mais c'est si loin ! Si haut ! Une sorte de gangue paralyse l'intelligence et la volonté dès qu'elles s'évadent des nécessités pratiques immédiates. Matérialisme de fait bien plus fort que n'importe quelle idéologie puisqu'il prend tout l'être sans que celui-ci en ait conscience !
Bien sûr, il reste les passions particulières, la défense de son coin de travail ou de son bout de réussite professionnelle, l'exaltation de son secteur particulier. Comme chez les grands malades, la dépression totale fait alors place à l'illusion la plus folle et les mêmes qui posaient le diagnostic le plus sombre sur l'avenir de la nation en voient tout à coup le salut dans l'épanouissement de leurs intérêts particuliers. Encore un peu de chaleur verbale et l'association qu'ils ont fondée sauvera la France et le monde.
A cette illusion on reconnaît que, malgré la désespérance, l'élan vital est toujours là. Plus rien ne se fait dans l'ordre mais le malade qui rêve a encore une chance de guérir. ll y a un gâchis d'énergie épouvantable... mais il reste de l'énergie.
Alors, que manque-t-il ?
Il manque le sens de l'être. Le sens de l'intérêt général. Le sens de l'État. Le sens du politique dans la plus haute acception du terme. Il manque quelques équipes d'hommes - quelques centaines, quelques milliers ! - capables de faire prévaloir là où ils sont l'intérêt général... et donc capables de le discerner et d'en avoir, ensemble, le sens commun.
Il manque un levain, une élite, une véritable animation politique. Des Français qui aient d'abord le sens de la France.
Une nation ne vit pas sur une succession hasardeuse d'individualités brillantes. Il lui faut un sens continu, nettement marque, porté par des hommes et non seulement inscrit dans des livres. L'ouvrage national est dans la reprise de ce travail ? il y faut l'intelligence mais aussi la force. La force c'est l'union et le nombre. Combien nous compterons-nous pour ce travail ? La seule question est là. Le reste est bafouillage stérile ou exaltation sans lendemain. Travaillons donc, dès cette rentrée, à sensibiliser le plus grand nombre de nos concitoyens à ces nécessités communes de l'intérêt général français. Reprenons, sur nos épaules de simples citoyens, le fardeau de nos chefs et de nos rois. C'est là le vrai et le seul labeur démocratique. Nous le déposerons volontiers dans les mains d'un plus digne ou d'un plus fort, quand il se présentera. Mais en attendant, sachons bien que si nous ne faisons pas cet ouvrage de faire prendre conscience aux Français de l'être de la France, personne ne le fera à notre place et que la France et les Français seront rayés de l'histoire.
Là est l'enjeu.
Que chacun pèse ses responsabilités.
Jacques Trémolet de Villers, Permanences, septembre 1983
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