Reçu de EVR
Le 21 janvier, nous nous souviendrons de l’exécution du roi Louis XVI, mort il y a 228 ans. « Depuis lors, la France est un corps sans tête » comme l’a écrit le cardinal Pie.
Ci-dessous, ce texte de Victor Hugo qui décrit l’exécution rapportée en 1840 par un témoin oculaire, extrait de Choses vues, recueil de notes et de mémoires.
L’échafaud ne fut pas dressé, comme on le croit généralement, au centre même de la place, à l’endroit où est aujourd’hui l’obélisque, mais au lieu que l’arrêté du Conseil exécutif provisoire désigne en ces termes précis : « entre le pied d’estal et les Champs-Élysées ».
Qu’était-ce que ce piédestal ? (…) Cette pierre avait porté la statue de Louis XV. (…)
En l’an I de la République, ce que le Conseil exécutif appelait le « pied d’estal » n’était plus qu’un bloc informe et hideux. C’était une sorte de symbole sinistre de la royauté elle-même. Les parements de marbre et de bronze en avaient été arrachés, (…) les quatre faces du bas-relief rompu à coups de marteau. (…) Cet amas de choses sans nom avait remplacé la royale statue. Le symbole n’est-il pas complet ?
L’échafaud était dressé à quelques pas de cette ruine, un peu en arrière. (…) Un panier de forme cylindrique, recouvert de cuir, était disposé à l’endroit même où devait tomber la tête du roi pour la recevoir ; et à l’un des angles de l’entablement, à droite de l’échelle, on distinguait une longue manette d’osier préparée pour le corps et sur laquelle l’un des bourreaux, en attendant le roi, avait posé son chapeau.
Qu’on se figure maintenant au milieu de la place ces deux choses lugubres à quelques pas l’une de l’autre, le piédestal de Louis XV et l’échafaud de Louis XVI, c’est-à-dire la ruine de la royauté morte et le martyre de la royauté vivante ; (…); qu’on pose (…) sur ces arbres noirs et effeuillés, sur cette morne multitude le ciel sombre et glacial d’une matinée d’hiver, on aura une idée de l’aspect qu’offrait la place de la Révolution au moment où Louis XVI, traîné dans la voiture du maire de Paris, vêtu de blanc, le livre des psaumes à la main, y arriva pour mourir à dix heures et quelques minutes, le 21 janvier 1793.
Étrange excès d’abaissement et de misère, le fils de tant de rois, enveloppé de bandelettes et sacré comme les rois d’Égypte, allait être dévoré entre deux couches de chaux vive, et à cette royauté française, si grande jusque dans la mort, qui avait eu à Versailles un trône d’or et à Saint-Denis soixante sarcophages de granit, il ne restait plus qu’une estrade de sapin et un cercueil d’osier.(…)
Les bourreaux étaient en culottes courtes, vêtus de l’habit à la française tel que la Révolution l’avait modifié, et coiffés de chapeaux à trois cornes que chargeaient d’énormes cocardes tricolores. Ils exécutèrent le roi le chapeau sur la tête, et ce fut sans ôter son chapeau que Sanson, saisissant aux cheveux la tête coupée de Louis XVI, la présenta au peuple et en laissa, pendant quelques instants, ruisseler le sang sur l’échafaud.
Dans ce même moment, son valet ou son aide défaisait ce qu’on appelait les sangles ; et, tandis que la foule considérait tour à tour le corps du roi entièrement vêtu de blanc, (…) deux prêtres, commissaires de la Commune, chargés par elle d’assister, comme officiers municipaux, à l’exécution du roi, causaient à haute voix et riaient aux éclats dans la voiture du maire. Jacques Roux, l’un d’eux, montrait dérisoirement à l’autre les gros mollets et le gros ventre de Capet. (…)
À la place où tomba la tête du roi, un long ruisseau de sang coula le long des planches de l’échafaud jusque sur le pavé. Quand l’exécution fut terminée, Sanson jeta au peuple la redingote du roi qui était en molleton blanc, et en un instant elle disparut, déchirée par mille mains. Scinderunt vestimenta sua.
Un homme monta sur la guillotine les bras nus et remplit par trois fois ses deux mains de caillots de sang qu’il dispersa au loin sur la foule en criant : Que ce sang retombe sur nos têtes ! Les révolutions produisent de ces épouvantables semeurs. Ils ensemencent l’avenir de désastres et de catastrophes ; et un demi-siècle après eux, les générations effrayées voient germer les choses terribles qu’ils ont jetées dans le sillon. En défilant autour de l’échafaud, tous ces hommes armés qu’on appelait les volontaires trempèrent dans le sang de Louis XVI leurs baïonnettes, leurs piques et leurs sabres. (…)
Oh ! Que les fondateurs de monarchies seraient accablés et tristes, et comme ils sentiraient se mêler à leur pensée auguste une pensée amère, s’ils pouvaient distinguer à travers les siècles les sombres figures de l’avenir ! S’ils savaient ! S’ils pouvaient voir, dans les profondes perspectives de l’histoire, ce qu’il advient de nos entreprises, de nos fondations, de nos empires, de nos rêves ; ce que les places publiques font des statues royales ; ce que les peuples font des couronnes ; ce que les échafauds font des trônes ; ce que les multitudes peuvent faire d’un homme ; quel abaissement remplace la majesté ; quel collier d’indignité et de misère peut venir se sceller brusquement à l’extrémité d’une longue chaîne de grandeur et de gloire ; et à quel panier d’osier peuvent aboutir soixante sarcophages de granit !
Au moment où la tête de Louis XVI tomba, l’abbé Edgeworth (*) était encore près du roi. Le sang jaillit jusque sur lui. Il revêtit précipitamment une redingote brune, descendit de l’échafaud et se perdit dans la foule. Le premier rang des spectateurs s’ouvrit devant lui avec une sorte d’étonnement mêlé de respect ; mais, au bout de quelques pas, l’attention de tous était encore tellement concentrée sur le centre de la place où l’événement venait de s’accomplir, que personne ne regardait plus l’abbé Edgeworth.
Le pauvre prêtre, enveloppé de la grosse redingote qui cachait le sang dont il était couvert, s’enfuit tout effaré, marchant comme un homme qui rêve et sachant à peine où il allait. Cependant, avec cette sorte d’instinct que conservent les somnambules, il passa la rivière, prit la rue du Bac, puis la rue du Regard et parvint ainsi à gagner la maison de Mme de Lézardière, près de la barrière du Maine. Arrivé là, il quitta ses vêtements souillés, et resta plusieurs heures, comme anéanti, sans pouvoir recueillir une pensée ni prononcer une parole.
Des royalistes qui l’avaient suivi, et qui avaient assisté à l’exécution, entourèrent l’abbé Edgeworth et lui rappelèrent l’adieu sublime qu’il venait d’adresser au roi : — Fils de saint Louis, montez au ciel ! Chose étrange ! Ces paroles si mémorables n’avaient laissé aucune trace dans l’esprit de celui qui les avait dites. — Nous les avons entendues, lui disaient les témoins de la catastrophe, encore tout émus et tout frémissants. — C’est possible, répondait-il, mais je ne m’en souviens pas. L’abbé Edgeworth a vécu une longue vie sans pouvoir se rappeler s’il avait prononcé réellement ces paroles. C’était comme un éclair qui avait passé sur ses lèvres.
Mme de Lézardière, atteinte d’une grave maladie depuis près d’un mois, ne put supporter le coup de la mort de Louis XVI. Elle mourut dans la nuit même du 21 janvier. L’abbé Edgeworth, envoyé pour ainsi dire dans cette maison par la providence, lui administra les derniers sacrements et lui donna les dernières consolations. Il finit sa journée comme il l’avait commencée.
(*) : confesseur du roi Louis XVI
