La peste milanaise de 1576
Quand l’épidémie frappe la cité de saint Ambroise en 1576, Charles Borromée en est l’évêque depuis treize ans. Neveu du pape Pie IV, ce saint évêque applique au mieux la Contre-Réforme engagée par le concile de Trente. Dévoué corps et âme à son peuple, il va œuvrer pour juguler ce que la postérité appellera la « peste de saint Charles ». D’abord par les moyens surnaturels, en organisant des prières publiques – dont une procession à la tête de laquelle, pieds nus, il porte les reliques du saint Clou –, en distribuant la communion, en conférant personnellement la confirmation aux malades, en organisant des confessions et des services funèbres solennels. Ensuite par la consolation, en exhortant les Milanais par la parole et par la plume. Enfin, par des mesures administratives concernant les devoirs des clercs de son diocèse. La question était de savoir si les clercs étaient tenus d’administrer les sacrements aux personnes infectées. Saint Charles Borromée répond en deux temps.
D’abord, les curés doivent rester en place et ne pas fuir le danger. Ils sont tenus à résidence, et il est loisible d’agir en justice contre ceux qui ne respectent pas cette règle, conformément aux canons réformateurs du concile de Trente (sess. 23, can. 1). En ce cas, il convient de procéder d’abord par censures, ensuite par séquestres, enfin par privation de l’office. Un décret romain du 23 décembre 1576 vient rappeler cette obligation des curés à résider dans leur cure. Grégoire XIII déclare que cette obligation vaut à plus forte raison pour les évêques, qui peuvent cependant pourvoir au nécessaire depuis un lieu sûr. La Sacrée Congrégation des Évêques juge qu’un évêque pourvu d’un coadjuteur est aussi tenu à résidence (24 mars 1597), même en temps d’épidémie (7 septembre 1619).
Ensuite, les clercs doivent administrer les sacrements de nécessité que sont le baptême et la pénitence en temps de peste, même au péril de leur vie. Charles Borromée ayant informé le pape de ses dispositions, ce dernier réunit un consistoire le 10 septembre 1576. Il répond au saint archevêque pour louer sa conduite, porter la question (dubius) à la connaissance de la Congrégation et décréter que les curés sont tenus d’administrer les deux sacrements. C’était concrétiser en termes de droit ce que les théologiens affirmaient depuis longtemps, à l’instar de saint Thomas d’Aquin pour qui « la charité n’exige pas nécessairement qu’on expose son corps pour le salut du prochain, hormis le cas où l’on est tenu de pourvoir à son salut » (IIa IIae, q. 26, a. 5, ad 3m). Le 12 octobre, le pape approuve le décret de la Congrégation, donnant la faculté de réaliser cette obligation par un autre clerc idoine. La raison principale vise à permettre au curé de continuer à entendre les confessions des personnes saines, qui sans cela redouteraient de se confesser à un prêtre allant vers les pestiférés, par peur d’une contagion. La raison secondaire est de laisser le curé à ses exhortations, prédications et consolations de ses ouailles.
Il en va de même pour l’obligation d’administrer l’extrême-onction, qui repose sur le curé soit personnellement soit par autrui. Pour le canoniste Ferraris, le prêtre pèche mortellement s’il refuse d’administrer les derniers sacrements à un pestiféré, « même avec le risque d’être contaminé, si l’infirme n’a pas d’autre moyen de recevoir le Sacrement » (3).
Les clercs doivent de même porter des habits resserrés, abandonner le pluvial, et n’user que du seul surplis et de l’étole. Ils doivent employer, pour la célébration de la messe, des ornements et des calices qui leur sont propres, et si possible célébrer sur des autels distincts dans des chapelles séparées. Si cela est impossible, il convient que chacun use de nappes d’autel distinctes.
Enfin, saint Charles introduit quelques modifications, dites précautions, dans certains rites liturgiques. Pour le baptême, il convient de l’administrer immédiatement au nouveau-né par infusion (4), et non par immersion, en omettant les autres rites, surtout si la mère est affectée ou susceptible de l’être. En revanche, dès que la suspicion cesse, il faut revenir à l’église accomplir ce qui a été omis. Pour la confession, elle doit se tenir en respectant une certaine distance entre le pénitent et le confesseur, et peut avoir lieu dans des lieux inaccoutumés : aux portes, fenêtres, etc. en évitant la chambre à coucher du pénitent infesté.
En 1579, saint Charles Borromée réunit son cinquième concile provincial et y intègre toutes les précautions et réglementations édictées lors de la terrible peste de 1576. De la sorte, la longue seconde partie de ces constitutions (plus de trente pages) devient un exemple de conduite épiscopale à tenir en cas d’épidémie. À titre d’exemple, s’il ordonne des processions publiques quotidiennes, il institue une « distanciation sociale », c’est-à-dire « que les hommes ne soient pas massés ni en foule et comprimés les uns les autres, mais en ordre distinct, et séparés d’un intervalle, pour ne pas donner lieu à la contagion ». Pour la célébration des messes, qu’il encourage, il demande à son clergé de ne pas célébrer à la même heure, ni dans les mêmes églises (surtout si elles sont étroites), afin d’éviter les rassemblements. Les enseignements de la doctrine chrétienne sont maintenus, mais dans un lieu aéré et ouvert, comme un cimetière, une place publique, un carrefour.
Les pouvoirs publics sont invités à prendre les mesures nécessaires, mais non au détriment des libertés de l’Église et des droits des évêques, « qui ne sont pas moins chargés de la santé et du salut du peuple ». Ainsi, les autorités peuvent décréter des confinements, mais seulement pour un temps, et si possibles limités aux femmes avec enfants, voire à un quartier seulement, et sans toucher aux divins offices de l’Avent, du Carême, des fêtes de Pâques ou des autres solennités du Seigneur, car il ne faut pas moins craindre « la contagion de la peste des âmes que celle des corps ».
Au XVIIe siècle, d’autres hypothèses sont envisagées dans des textes issus des congrégations romaines. En 1656, Alexandre VII enjoint à l’archevêque de Naples de publier un édit pénal interdisant à tout clerc (séculier ou régulier) d’oser entrer dans ladite ville en cas de suspicion de peste, sans un laisser-passer écrit concédé par l’ordinaire. Le même pape enjoint au nonce de punir sévèrement cinq chanoines du Latran désobéissants, tout comme l’abbé qui leur a donné l’hospitalité.
Les ordres hospitaliers reçoivent des missions précises, notamment les chevaliers de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Ils obtiennent des facultés spéciales afin d’extrader les personnes (ou les choses) suspectes d’être infectées. Les évêques ont, quant à eux, la faculté d’extraire les laïcs suspects d’être pestiférés et réfugiés dans les églises, afin de les conduire dans les lazarets pour qu’ils y passent leur mise en quarantaine. Ce déplacement de force ne peut intervenir qu’après publication des restrictions de déplacement causées par le temps de la peste. Le privilège est octroyé aux évêques des cités les plus concernées, comme Malte (1644), Naples ou Milan (1657).
Extrait de " Le droit canonique en temps d’épidémie ".