Qui peut approcher le cœur du Christ à Gethsémani ? Qui peut imaginer son angoisse et sa tristesse à l’aube de sa passion ? Sans doute pas moi ! Moi qui vis confortablement sans ces difficultés accablantes qui font souffrir pauvres et malades aujourd’hui comme hier. Moi qui roupille alors que Dieu lui-même me dit de veiller avec lui. Qui mieux que Thomas More a fait aussi intimement l’expérience de cette tristesse du Christ. Tout au cours de sa vie, Thomas More a médité la passion du Sauveur (il aimait particulièrement désigner Jésus comme le Sauveur). Ses historiens rapportent qu’il s’était fait aménager un pavillon au fond de son parc pour s’y retirer chaque vendredi afin d’y méditer la passion. Lorsqu’il n’a plus été possible de se dérober aux exigences d’Henry VIII et de ses sbires, Thomas More a finalement été emprisonné à la Tour de Londres et condamné à mort. Sa méditation de la passion a pris alors une forme dramatique et intime, conduisant à une très intense spiritualité dont nous gardons la trace dans La tristesse du Christ (publiée chez Téqui en 1990. Il avait aussi écrit un Traité de la passion).
Bien que son ouvrage ait été interrompu (c’est sa dernière œuvre), on peut estimer que Thomas More a mené à bien son projet de méditer sur les premiers instants de la passion lorsque Jésus se retire à Gethsémani après avoir institué l’Eucharistie. Sa méditation porte sur la tristesse du Christ entre la fin de la Cène et son arrestation. Malgré les circonstances, ou à cause d’elles, il s’agit d’une œuvre dans laquelle on reconnaît bien son auteur, celui de l’Utopie autant que du Traité de la passion. Il y mêle sérieux et ironie, spiritualité et sens du concret. Il conserve jusqu’au bout son fameux optimisme chrétien. Thomas More nous fait ressentir l’angoisse du Sauveur face à la passion qui l’attend. C’est une grande leçon que donnent Jésus et Thomas More à tous les apprentis martyrs de l’Église. Je reviendrai sans doute sur ce point un de ces jours mais pour l’instant au cœur de ce triduum pascal, je voudrais m’arrêter sur l’importance de la prière à travers La tristesse du Christ, où Thomas More apparaît à la fois comme maître spirituel, fin psychologue et témoin de la foi.
Les théologiens ont longuement discuté de la psychologie de Jésus. Quelle conscience avait-il de sa divinité ? Comment s’est-elle exprimée ? Quelle part attribuer à la psychologie humaine, à la conscience humaine dans le cœur de Jésus ? Pour Thomas More, il est indéniable que Jésus Christ, vrai Dieu et vrai homme, a souffert réellement ; il a ressenti tristesse, dégoût et peur pendant sa prière à Gethsémani. Il peut ainsi être un authentique modèle pour nous.
Jésus à Gethsémani est un modèle de prière. Il emmène avec lui ses disciples pour l’accompagner mais ceux-ci ne peuvent résister au sommeil qui s’empare d’eux malgré les encouragements répétés du Christ. Il nous montre ainsi notre faiblesse dans la prière. Au lieu où Jésus a appris aux Apôtres à prier, le passage aux travaux pratiques se montre assez décevant. Le Christ reste le grand pédagogue. Il ne donne pas de règles mais invite et donne l’exemple. Mais nous comme les disciples ne savons pas veiller. La nuit est un moment propice à la prière, à l’intimité avec Dieu et notamment avec Jésus. Thomas More nous invite à prendre quelques instants sur notre temps de sommeil pour veiller avec le Christ ; il répondait lui-même à cette invitation par la pratique régulière de l’oraison et de la prière familiale. Il avait passé quelques temps dans sa jeunesse chez les chartreux. Jésus formulera plus tard l’invitation à l’Heure Sainte dans ses confidences à sainte Marguerite-Marie à Paray-le-Monial. Il s’agit de prier le jeudi soir en méditant précisément la tristesse du Christ à Gethsémani. Thomas More était un peu en avance sur les révélations de Jésus en 1675…
La prière n’est pas toujours facile mais il faut persévérer. Nous sommes presque toujours un peu dissipés lorsque nous prions :
que ne faisons-nous qui ne trahisse le vagabondage de notre esprit en-dehors ? Nous nous grattons la tête, nous nettoyons les ongles avec un canif et nettoyons notre nez avec notre doigt. Pendant ce temps nous disons une formule pour une autre. Ne sachant plus ce que nous avons dit ou pas dit, nous devinons au petit bonheur ce qui reste à dire. N’avons-nous pas honte de supplier Dieu dans une disposition d’esprit et de corps si démente, alors que l’enjeu, pour nous est si important ?
Malgré ces difficultés, qui ne sont pas nouvelles manifestement, la prière reste au cœur de la vie du chrétien. Elle est d’autant plus vitale que comme le dit Thomas More
quand monte l’inertie, il n’est pas de domaine des vertus qui défaille plus vite que le goût de la prière.
Et quand le goût de la prière nous quitte, il faut bien reconnaître que plus rien ne tient, plus rien ne résiste ; nous tentons de résister par nos seules forces et n’y parvenons pas. Car nous prions aussi pour ne pas entrer en tentation… comme le rappelle Jésus plusieurs fois à Gethsémani, en écho à la dernière demande du Notre Père. Thomas More insiste beaucoup sur ce point que je n’avais pas remarqué auparavant (même lors de la première lecture deLa tristesse du Christ).
Jésus attend de nous une prière humaine mais fervente faite de petits morceaux de notre vie et non de rabâchage aride. Les méditations de Thomas More sur la prière et la tristesse du Christ transformée en prière sont d’autant plus émouvantes qu’il achève son ouvrage (lorsqu’on lui retire son matériel d’écriture) moins d’un mois avant son exécution.
source : http://thomasmore.wordpress.com/2012/04/07/la-tristesse-du-christ/