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29 août 2015 6 29 /08 /août /2015 09:15

Chaque rentrée scolaire donne l’occasion aux gazettes de s’épancher sur la crise de l’enseignement et les critiques de la nième réforme gouvernementale . La philosophe Hannah Arendt (1906,1975) dans son texte « La crise de l’éducation », écrit en 1961, nous aide à prendre de la hauteur sur le sujet :

 

« La crise de l’autorité dans l’éducation est étroitement liée à la crise de la tradition, c’est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé. Pour l’éducateur cet aspect de la crise est particulièrement difficile à porter, car il lui appartient de faire le lien entre l’ancien et le nouveau : sa profession exige de lui un immense respect du passé. Pendant des siècles,(...) il n’avait pas à s’aviser qu’il possédait cette qualité (...), l’autorité de l’éducateur était fermement fondée dans l’autorité plus vaste du passé en tant que tel.(...)

Dans le monde moderne, le problème de l’éducation tient au fait que par sa nature même l’éducation ne peut faire fi de l’autorité, ni de la tradition, et qu’elle doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni retenu par la tradition. Mais cela signifie qu’il n’appartient pas seulement aux professeurs et aux éducateurs, mais à chacun de nous, dans la mesure où nous vivons ensemble dans un seul monde avec nos enfants et avec les jeunes, d’adopter envers eux une attitude radicalement différente de celle que nous adoptons les uns envers les autres. Nous devons fermement séparer le domaine de l’éducation des autres domaines, et surtout celui de la vie politique et publique. Et c’est au seul domaine de l’éducation que nous devons appliquer une notion d’autorité et une attitude envers le passé qui lui conviennent, mais qui n’ont pas une valeur générale et ne doivent pas prétendre détenir une valeur générale dans le monde des adultes.

 En pratique, il en résulte que premièrement, il faudrait bien comprendre que le rôle de l'école est d'apprendre aux enfants ce qu'est le monde, et non pas leur inculquer l'art de vivre. Étant donné que le monde est vieux, toujours plus vieux qu'eux, le fait d'apprendre est inévitablement tourné vers le passé, sans tenir compte de la proportion de notre vie qui sera consacrée au présent. Deuxièmement, la ligne qui sépare les enfants des adultes devrait signifier qu'on ne peut ni éduquer les adultes, ni traiter les enfants comme de grandes personnes. Mais il ne faudrait jamais laisser cette ligne devenir un mur qui isole les enfants de la communauté des adultes, comme s'ils ne vivaient pas dans le même monde et comme si l'enfance était une phase autonome dans la vie d'un homme, et comme si l'enfant était un état humain autonome, capable de vivre selon des lois propres. On ne peut pas établir de règle générale qui déterminerait dans chaque cas le moment où s'efface la ligne qui sépare l'enfance de l'âge adulte; elle varie souvent en fonction de l'âge, de pays à pays, d'une civilisation à une autre, et aussi d'individu à individu. Mais à l'éducation, dans la mesure où elle se distingue du fait d'apprendre, on doit pouvoir assigner un terme. Dans notre civilisation, ce terme coïncide probablement avec l'obtention du premier diplôme supérieur (plutôt qu'avec le diplôme de fin d'études secondaires) car la préparation à la vie professionnelle dans les universités ou les instituts techniques, bien qu'elle ait toujours quelque chose à voir avec l'éducation, n'en est pas moins une sorte de spécialisation. L'éducation ne vise plus désormais à introduire le jeune dans le monde comme tout, mais plutôt dans un secteur limité bien particulier. (…)

Ce qui nous concerne tous et que nous ne pouvons donc esquiver sous prétexte de le confier à une science spécialisée - la pédagogie - c’est la relation entre enfants et adultes en général, ou pour le dire en termes encore plus généraux et plus exacts, notre attitude envers le fait de la natalité : le fait que c’est par la naissance que nous sommes tous entrés dans le monde, et que ce monde est constamment renouvelé par la natalité. L’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun. »

 

Extraits de « La crise de l’éducation », in La crise de la culture, édition Gallimard, collection Folio essais.

Merci à EVR.

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