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10 avril 2022 7 10 /04 /avril /2022 10:09

Reçu de l'ami Eric.

Le 15 avril 2019, la cathédrale Notre Dame de Paris prit feu. Ce drame suscita beaucoup de dévouements, d’émotions et de prières. Le réalisateur Jean-Jacques Annaud a réussi, dans son film sorti le 16 mars dernier, à reconstituer minutieusement cet événement avec un supplément d’âme apporté par l’héroïsme des pompiers. A l’époque, de nombreux journalistes ou écrivains réagirent face à ce désastre. Ce fut le cas de Sylvain Tesson, écrivain et voyageur, dans le texte ci-dessous .
L'effroi, c'est l'impensable mêlé au sublime. Les images du brasier sont belles. Beauté horrifique, gravure en fusion de Gustave Doré.
Tout homme a un rendez-vous quotidien avec le paysage qu'il habite. Je vis sur les quais de la Seine, entre l'église Saint Julien-le-Pauvre, où fut enterrée ma mère, et l'église Saint-Séverin, où fut baptisé Huysmans. Notre-Dame est là, tout près, reine mère de sa couvée d'églises. (…)
Tous les matins, de chez moi, je regardais la flèche décochée vers le ciel par Viollet-le-Duc. Je lui adressais un coup d'œil. C'était un salut. Certaines choses sont plantées. Non! tout ne varie pas sur cette Terre et tout n'est pas destiné à circuler frénétiquement à sa surface. Le monde tourne, la croix demeure, c'est la devise des pères chartreux. C'est une belle phrase. Il faut des radeaux quand les eaux montent.
La flèche apparaissait le soir dans le ciel d'Ile-de France aux nuances pastel. Quand je venais de l'est, je la voyais surnager de l'entrelacs d'arcs absidiaux. Et sa droiture «irréprochable» (Péguy) rassurait. Elle était là. Le monde pouvait trembler, les institutions se détricoter, les bêtes disparaître. Au moins les flèches se fichaient-elles imperturbablement à la croisée des transepts. On se disait que Péguy avait raison: la flèche ne peut «faillir».(…)
Léon Bloy disait dans son journal « Dieu se retire». Il y a de cela dans l'image de l'incendie. Peut-être l'époque ne méritait-elle pas cette flèche. Elle ne s'est pas effondrée. Elle s'est soustraite au carnaval.(…). 
Après tout, une cathédrale est une châsse magique, élevée à l'Invisible. (…). Le miracle des cathédrales réside dans la poussée des forces par un système de compression des façades. Arcs-boutants, contreforts et pilastres empêchent l'accrétion. Sans eux, le fruit s'ouvrirait. Les flèches jaillissent en geyser, résultant de cette contention. Elles sont la résolution de l'équation de poussée. Péguy donnait dans ses poèmes une indication technique très valable: pour lui, la flèche s'élevait «d'un seul jaillissement». La flèche est un derrick. Au-dessous, la nappe d'hydrocarbures en dormance s'appelle la foi.
Je suis monté cent cinquante fois sur Notre-Dame, nuitamment, sans abîmer le moindre ornement, sans désagréger ni arceau ni moulure, prenant soin de ne laisser aucune trace. (…) Nous allions sur les tours, sur les coursives, en haut de la flèche. Paris se révélait, à nos pieds, illuminé par tout, endormi pour partie, faisant la fête ailleurs. (…) Quand il y avait du vent, le sommet de la flèche bougeait légèrement, car elle était de bois, souple, vivante, et ce mouvement était un peu vertigineux. Nous avions l'impression de nous tenir au mât. Il portait la nuit en drapeau. Parfois, je me croyais accroché à un métronome. La très légère oscillation battait la mesure du temps passé.
Nous redescendions à la corde, nous faisions des courtes pauses sous les arcs boutants et, au milieu de ce peuple de tarasques, de gargouilles et de créatures mêlé aux feuillages gothiques, nous nous demandions ce qu'un Parisien du XIIIe siècle pensait de ce vaisseau de pierre, surnageant plus haut que tout autre édifice. Sans doute devait-il trouver le monument accordé à son époque. La nôtre jamais n'élèvera un monument pour l'âme. Tout juste peut-elle convoquer ses techniciens pour s'occuper des décombres,
Je suis un mauvais chrétien, mais je suis chrétien. Je fus éduqué dans l'amour du Christ, j'ai conservé une vénération pour la chrétienté, mais contracté un scepticisme à l'encontre du christianisme, cette canalisation de la source évangélique. Pourtant, mes escalades étaient une prière. Dans les escarpements de Notre-Dame, habillés de vide et bordés par la nuit, je n'étais jamais seul.
En gagnant la base de la flèche, nous passions sous les statues des apôtres, le rétablissement était périlleux, mais le visage de Viollet-le-Duc, qui s'était fort modestement représenté en apôtre avec sa règle d'architecte à la main et regardait sa flèche dans un déhanchement bizarre, nous rassurait un peu: il y avait d'autres hommes avec nous pour escalader la nuit. (…)
Puis le glas a sonné dans Paris. Je l'entendis de chez moi. C’était après l'attentat de Charlie Hebdo, en janvier 2015, On se rendit compte que Dieu n'est pas rancunier. C'est le miracle chrétien (et c'est un miracle exclusivement chrétien). Un Ravachol sera toujours un enfant de Dieu et recevra les prières de ceux-là mêmes dont il se moquait. Ailleurs, sous la recommandation d'autres textes, on l’égorgerait. Chacun fait ce qu'il peut avec la grandeur.
Je m'étais fracturé le crâne et le dos en tombant d'un toit. Pour ma rééducation, les médecins m'avaient recommandé de faire de l'exercice. Fidèle, je retournais à Notre Dame. Cette fois par des chemins raisonnables, déjà tracés: les escaliers des tours. (…) En arrivant au sommet des tours, je sortais du boyau de l'escalier et le jour explosait. Paris était là, gris, bleu, veiné d'artères, bruissant, bourdonnant. Une ville est un tapis dont la cathédrale est la prière. (…) La cathédrale, elle, assurait sa garde, imperturbable. Mais pas infaillible.
Que signifie l'effondrement? (…) Et si l'effondrement de la flèche était la suite logique de ce que nous faisons subir à l'Histoire? L'oubli, le ricanement, la certitude de nous-mêmes, l'emballement, l'hubris, le fétichisme de l'avenir… et, un jour, les cendres. Peut-être un peuple va-t-il se porter au chevet de sa reine? Peut-être va-t-il se souvenir qu'il n'est pas né hier.

Extraits de l’article publié dans Le Point le 18 avril 2019.


 

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